Les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse/VII

VII

PRÈS DE LA GROTTE SACRÉE


Tous les soirs, de quatre à cinq, avec la ponctualité d’une personne bien élevée qui ne se fait pas attendre, un aéroplane allemand venait survoler Paris et jeter des bombes. Cela ne produisait aucune terreur, et les Parisiens acceptaient cette visite comme un spectacle extraordinaire et plein d’intérêt. Les aviateurs allemands avaient beau laisser tomber sur la ville des drapeaux ennemis accompagnés de messages ironiques où ils rendaient compte des échecs de l’armée française et des revers de l’offensive russe ; pour les Parisiens tout cela n’était que mensonges. Ils avaient beau lancer des obus qui brisaient des mansardes, tuaient ou blessaient des vieillards, des femmes, des enfants. « Ah ! les bandits ! » criait la foule en menaçant du poing le moucheron malfaisant, presque invisible à deux mille mètres de hauteur ; puis elle courait de rue en rue pour le suivre des yeux, ou s’immobilisait sur les places d’où elle observait à loisir ses évolutions.

Argensola était un habitué de ce spectacle. Dès quatre heures il arrivait sur la place de la Concorde, le nez en l’air et les regards fixés vers le ciel, en compagnie de plusieurs badauds avec lesquels une curiosité commune l’avait mis en relations, à peu près comme les abonnés d’un théâtre qui, à force de se voir, finissent par se lier d’amitié. « Viendra-t-il ? Ne viendra-t-il pas ? » Les femmes étaient les plus impatientes, et quelques-unes avaient la face rouge et la respiration oppressée pour être accourues trop vite. Tout à coup éclatait un immense cri : « Le voilà ! » Et mille mains indiquaient un point vague à l’horizon. Les marchands ambulants offraient aux spectateurs des instruments d’optique, et les jumelles, les longues-vues se braquaient dans la direction signalée.

Pendant une heure l’attaque aérienne se poursuivait, aussi acharnée qu’inutile. L’insecte ailé cherchait à s’approcher de la Tour Eiffel ; mais aussitôt des détonations éclataient à la base, et les diverses plates-formes crachaient les furibondes crépitations de leurs mitrailleuses. Alors il virait au-dessus de la ville, et soudain la fusillade retentissait sur les toits et dans les rues. Chacun tirait : les locataires des étages supérieurs, les hommes de garde, les soldats anglais et belges qui se trouvaient de passage à Paris. On savait bien que ces coups de fusil ne servaient à rien ; mais on tirait tout de même, pour le plaisir de faire acte d’hostilité contre l’ennemi, ne fût-ce qu’en intention, et avec l’espérance qu’un caprice du hasard réaliserait peut-être un miracle. Le seul miracle était que les tireurs ne se tuassent pas les uns les autres et que les passants ne fussent pas blessés par des balles de provenance inconnue. Enfin le taube, fatigué d’évoluer, disparaissait.

— Bon voyage ! grommelait Argensola. Celui de demain sera peut-être plus intéressant.

Une autre distraction de l’Espagnol, aux heures de liberté que lui laissaient les visites des avions, c’était de rôder au quai d’Orsay et d’y regarder la foule des voyageurs qui sortaient de Paris. La révélation soudaine de la vérité après les illusions créées par l’optimisme du Gouvernement, la certitude de l’approche des armées allemandes que, la semaine précédente, beaucoup de gens croyaient en pleine déroute, ces taubes qui volaient sur la capitale, la mystérieuse menace des zeppelins, affolaient une partie de la population. Les gares, occupées militairement, ne recevaient que ceux qui avaient pris d’avance un billet, et maintes personnes attendaient pendant des jours entiers leur tour de départ. Les plus pressés de partir commençaient le voyage à pied ou en voiture, et les chemins étaient noirs de gens, de charrettes, de landaus et d’automobiles.

Argensola considérait cette fugue avec sérénité. Lui, il était de ceux qui restaient. Il avait admiré certaines personnes parce qu’elles avaient été présentes au siège de Paris, en 1870, et il était heureux de la bonne fortune qui lui procurait la chance d’assister à un nouveau drame plus curieux encore. La seule chose qui le contrariait, c’était l’air distrait de ceux auxquels il faisait part de ses observations et de ses informations. Il rentrait à l’atelier avec une abondante récolte de nouvelles qu’il communiquait à Jules avec un empressement fébrile, et celui-ci l’écoutait à peine. Le bohème s’étonnait de cette indifférence et reprochait mentalement au « peintre d’âmes » de n’avoir pas le sens des grands drames historiques.

Jules avait alors des soucis personnels qui l’empêchaient de se passionner pour l’histoire des nations. Il avait reçu de Marguerite quelques lignes tracées à la hâte, et ces lignes lui avaient apporté la plus désagréable des surprises. Elle était obligée de partir. Elle quittait Paris à l’instant même, en compagnie de sa mère. Elle lui disait adieu. C’était tout. Un tel laconisme avait beaucoup inquiété Jules. Pourquoi ne l’informait-elle pas du lieu où elle se retirait ? Il est vrai que la panique fait oublier bien des choses ; mais il n’en était pas moins étrange qu’elle eût négligé de lui donner son adresse.

Pour tirer la situation au clair, Jules n’hésita pas à accomplir une démarche qu’elle lui avait toujours interdite : il alla chez elle. La concierge, dont la loquacité naturelle avait été mise à une rude épreuve par le départ de tous les locataires, ne se fit pas prier pour dire à l’amoureux tout ce qu’elle savait ; mais d’ailleurs elle savait peu de chose. Marguerite et sa mère étaient parties la veille par la gare d’Orléans ; elles avaient dû fuir vers le Midi, comme la plupart des gens riches ; mais elles n’avaient pas dit l’endroit où elles allaient. La concierge avait cru comprendre aussi que quelqu’un de la famille avait été blessé, mais elle ignorait qui ; c’était peut-être le fils de la vieille dame.

Ces renseignements, quoique vagues, suffirent pour inspirer à Jules une résolution. Elle n’avait pas voulu lui donner son adresse ? Eh bien, c’était une raison de plus pour qu’il voulût connaître le véritable motif de ce départ quasi clandestin. Il irait donc chercher Marguerite dans le Midi, où il n’aurait probablement pas grand’peine à la découvrir : car les villes où se réfugiaient les gens riches n’étaient pas nombreuses, et il y rencontrerait des amis qui pourraient lui fournir des renseignements.

Outre cette raison principale, Jules en avait une autre pour quitter Paris. Depuis le départ de sa famille, le séjour dans la capitale lui était à charge, lui inspirait même des sentiments qui ressemblaient un peu à du remords. Il ne pouvait plus se promener aux Champs-Elysées ou sur les boulevards sans que des regards significatifs lui donnassent à entendre qu’on s’étonnait de voir encore là un jeune homme bien portant et robuste comme lui. Un soir, dans un wagon du Métro, la police lui avait demandé à voir ses papiers, pour s’assurer qu’il n’était pas un déserteur. Enfin, dans l’après-midi du jour où il avait causé avec la concierge de Marguerite, il avait croisé sur le boulevard un homme d’un certain âge, membre de son cercle d’escrime, et il avait eu par lui des nouvelles de leurs camarades.

— Qu’est devenu un tel ?

— Il a été blessé en Lorraine ; il est dans un hôpital, à Toulouse.

— Et un tel ?

— Il a été tué dans les Vosges.

— Et un tel ?

— Il a disparu à Charleroi.

Ce dénombrement de victimes héroïques avait été long. Ceux qui vivaient encore continuaient à réaliser des prouesses. Plusieurs étrangers membres du cercle, des Polonais, des Anglais résidant à Paris, des Américains des Républiques du Sud, venaient de s’enrôler comme volontaires.

— Le cercle, lui avait dit son collègue, peut être fier de ces jeunes gens qu’il a exercés pendant la paix à la pratique des armes. Tous sont sur le front et y exposent leur vie.

Ces paroles avaient gêné Jules, lui avaient fait détourner les yeux, par crainte de rencontrer sur le visage de son interlocuteur une expression sévère ou ironique. Pourquoi n’allait-il pas, lui aussi défendre la terre qui lui donnait asile ?

Le lendemain matin, Argensola se chargea de prendre pour Jules un billet de chemin de fer à destination de Bordeaux. Ce n’était pas chose facile, à raison du grand nombre de ceux qui voulaient partir et qui souvent étaient obligés d’attendre plusieurs jours ; mais cinquante francs glissés à propos opérèrent le miracle de lui faire obtenir le petit morceau de carton dont le numéro permettrait au « peintre d’âmes » de partir dans la soirée.

Jules, muni pour tout bagage d’une simple valise, parce que les trains n’admettaient que les colis portés à la main, prit place dans un compartiment de première classe et s’étonna du bon ordre avec lequel la compagnie avait réglé les départs : chaque voyageur avait sa place, et il ne se produisait aucun encombrement. Mais à la gare d’Austerlitz ce fut une autre affaire : une avalanche humaine assaillit le train. Les portières étaient ouvertes avec une violence qui menaçait de les rompre ; les paquets et même les enfants faisaient irruption par les fenêtres comme des projectiles ; les gens se poussaient avec la brutalité d’une foule qui fuit d’un théâtre incendié. Dans l’espace destiné à huit personnes il s’en installait douze ou quatorze ; les couloirs s’obstruaient irrémédiablement d’innombrables colis qui servaient de sièges aux nouveaux voyageurs. Les distances sociales avaient disparu ; les gens du peuple envahissaient de préférence les wagons de luxe, croyant y trouver plus de place ; et ceux qui avaient un billet de première classe cherchaient au contraire les wagons des classes inférieures, dans la vaine espérance d’y voyager plus à l’aise. Mais si les assaillants se bousculaient, ils ne s’en montraient pas moins tolérants les uns à l’égard des autres et se pardonnaient en frères. « À la guerre comme à la guerre ! », disaient-ils en manière de suprême excuse. Et chacun poussait son voisin pour lui prendre quelques pouces de banquette, pour introduire son maigre bagage entre les paquets qui surplombaient déjà les têtes dans le plus menaçant équilibre.

Sur les voies de garage, il y avait d’immenses trains qui attendaient depuis vingt-quatre heures le signal du départ. Ces trains étaient composés en partie de wagons à bestiaux, en partie de wagons de marchandises pleins de gens assis à même sur la plancher ou sur des chaises apportées du logis. Chacun de ces trains ressemblait à un campement prêt à se mettre en marche, et, depuis le temps qu’il restaient immobiles, une couche de papiers gras et de pelures de fruits s’était formée le long des demeures roulantes.

Jules éprouvait une profonde pitié pour ses nouveaux compagnons de voyage. Les femmes gémissaient de fatigue, debout dans le couloir, considérant avec une envie féroce ceux qui avaient la chance d’avoir une place sur la banquette. Les petits pleuraient avec des bêlements de chèvre affamée. Aussi le peintre renonça-t-il bientôt à ses avantages de premier occupant : il céda sa place à une vieille dame ; puis il partagea entre les imprévoyants et les nécessiteux l’abondante provision de comestibles dont Argensola avait eu soin de le munir.

Il passa la nuit dans le couloir, assis sur une valise, tantôt regardant à travers la glace les voyageurs qui dormaient dans l’abrutissement de la fatigue et de l’émotion, tantôt regardant au dehors les trains militaires qui passaient à côté du sien, dans une direction opposée. À chaque station on voyait quantité de soldats venus du Midi, qui attendaient le moment de continuer leur route vers la capitale. Ces soldats se montraient gais et désireux d’arriver vite aux champs de bataille ; beaucoup d’entre eux se tourmentaient parce qu’ils avaient peur d’être en retard. Jules, penché à une fenêtre, saisit quelques propos échangés par ces hommes qui témoignaient une inébranlable confiance.

— Les Boches ? Ils sont nombreux, ils ont de gros canons et beaucoup de mitrailleuses. Mais n’importe : on les aura.

La foi de ceux qui allaient au-devant de la mort contrastait avec la panique et les appréhensions de ceux qui s’enfuyaient de Paris. Un vieux monsieur décoré, type du fonctionnaire en retraite, demandait anxieusement à ses voisins :

— Croyez-vous qu’ils viendront jusqu’à Tours ?… Croyez-vous qu’ils viendront jusqu’à Poitiers ?…

Et, dans son désir de ne pas s’arrêter avant d’avoir trouvé pour sa famille et pour lui-même un refuge absolument sûr, il accueillait comme un oracle la vaine réponse qu’on lui adressait.

À l’aube, Jules put distinguer, le long de la ligne, les territoriaux qui gardaient les voies. Ils étaient armés de vieux fusils et portaient pour unique insigne militaire un képi rouge.

À la gare de Bordeaux, la foule des civils, en bataillant pour descendre des wagons ou pour y monter, se mêlait à la multitude des militaires. À chaque instant les trompettes sonnaient, et les soldats qui s’étaient écartés un instant pour aller chercher de l’eau ou pour se dégourdir les jambes, accouraient à l’appel. Parmi ces soldats il y avait beaucoup d’hommes de couleur : c’étaient des tirailleurs algériens ou marocains aux amples culottes grises, aux bonnets rouges coiffant des faces noires ou bronzées. Et les bataillons armés se mettaient à rouler vers le Nord dans un assourdissant bruit de fer.

Jules vit aussi arriver un train de blessés qui revenaient des combats de Flandre et de Lorraine. Ces hommes aux bouches livides et aux yeux fébriles saluaient d’un sourire les premières terres du Midi aperçues à travers la brume matinale, terres égayées de soleil, royalement parées de leurs pampres ; et, tendant les mains vers les fruits que leur offraient des femmes, ils picoraient avec délices les raisins sucrés de la Gironde.

Bordeaux, ville de province convertie soudain en capitale, était enfiévrée par une agitation qui la rendait méconnaissable. Le président de la République était logé à la préfecture ; les ministères s’étaient installés dans des écoles et dans des musées ; deux théâtres étaient aménagés pour les séances du Sénat et de la Chambre. Tous les hôtels étaient pleins, et d’importants personnages devaient se contenter d’une chambre de domestique.

Jules réussit à se loger dans un hôtel sordide, au fond d’une ruelle. Un petit Amour ornait la porte vitrée ; dans la chambre qu’on lui donna, la glace portait des noms de femmes gravés avec le diamant d’une bague, des phrases qui commémoraient des séjours d’une heure. Et pourtant des dames de Paris, en quête d’un logement, lui enviaient la chance d’avoir trouvé celui-là.

Il essaya de se renseigner sur Marguerite auprès de quelques Parisiens de ses amis qu’il rencontra dans la cohue des fugitifs. Mais ils ne savaient rien de ce qui intéressait Jules. D’ailleurs ils ne s’occupaient guère que de leur propre sort, ne parlaient que des incidents de leur propre installation. Seule une de ses anciennes élèves de tango put lui donner une indication utile :

— La petite madame Laurier ? Mais oui, elle doit être dans la région, probablement à Biarritz.

Cela suffit pour que, dès le lendemain, Jules poussât jusqu’à la Côte d’Argent.

En arrivant à Biarritz, la première personne qu’il rencontra dans la rue fut Chichi.

— Un pays inhabitable ! déclara-t-elle à son frère dès les premiers mots. Les riches Espagnols qui sont ici en villégiature me donnent sur les nerfs. Tous boches ! Je passe mes journées à me quereller avec eux. Si cela continue, je devrai bientôt me résigner à vivre seule.

Sur la plage, où Chichi conduisît Jules, Luisa jeta les bras au cou de son fils et voulut l’emmener tout de suite à l’hôtel. Il y trouva dans un salon sa tante Héléna au milieu d’une nombreuse compagnie. La « romantique » était enchantée du pays et des étrangers qui y passaient la saison. Avec eux elle pouvait discourir à son aise sur la décadence de la France. Ces fiers hidalgos attendaient tous, d’un moment à l’autre, la nouvelle de l’entrée du Kaiser à Paris. Des hommes graves qui dans toute leur existence n’avaient jamais fait quoi que ce soit, critiquaient aigrement l’incurie de la République et vantaient l’Allemagne comme le modèle de la prévoyance laborieuse et de la bonne organisation des forces sociales. Des jeunes gens d’un chic suprême éclataient en véhémentes apostrophes contre la corruption de Paris, corruption qu’ils avaient étudiée avec zèle dans les vertueuses écoles de Montmartre, et déclaraient avec une emphase de prédicateurs que la moderne Babylone avait un urgent besoin d’être châtiée. Tous, jeunes et vieux, adoraient cette lointaine Germanie où la plupart d’entre eux n’étaient jamais allés et que les autres, dans un rapide voyage, avaient vue seulement comme une succession d’images cinématographiques.

— Pourquoi ne vont-ils pas raconter cela chez eux, de l’autre côté des Pyrénées ? protestait Chichi exaspérée. Mais non, c’est en France qu’ils viennent débiter leurs sornettes calomnieuses. Et dire qu’ils se croient des gens de bonne éducation !

Jules, qui n’était pas venu à Biarritz pour y vivre en famille, employa l’après-dîner à chercher des renseignements sur Marguerite. Il eut la chance d’apprendre d’un ami que la mère de madame Laurier était descendue à l’hôtel de l’Atalaye avec sa fille. Il courut donc à l’hôtel de l’Atalaye ; mais le concierge lui dit que la mère y était seule et que la jeune dame était partie depuis trois ou quatre jours pour un hôpital de Pau, auquel elle avait été attachée en qualité d’infirmière.

Le soir même, Jules reprit le train pour se rendre à Pau.

Là, il explora sans succès plusieurs ambulances : personne n’y connaissait madame Marguerite Laurier. Enfin une religieuse, croyant qu’il cherchait une parente, fit un effort de mémoire et lui fournit un renseignement précieux. Madame Laurier n’avait fait que passer à Pau, et elle s’en était allée avec un blessé. Il y avait à Lourdes beaucoup de blessés et beaucoup d’infirmières laïques : c’était dans cette ville qu’il avait chance de retrouver cette dame, à moins qu’on ne l’eût encore une fois changée de service.

Jules arriva à Lourdes par le premier train. Il ne connaissait pas encore la pieuse localité dont sa mère répétait si fréquemment le nom. Pour Luisa, Lourdes était le cœur de la France, et l’excellente femme en tirait même un argument contre les germanophiles qui soutenaient que la France devait être exterminée à cause de son impiété.

— De nos jours, disait-elle, lorsque la Vierge a daigné faire une apparition, c’est la ville française qu’elle a choisie pour y accomplir ce miracle. Cela ne prouve-t-il pas que la France est moins mauvaise qu’on ne le prétend ? Je ne sache pas que la Vierge ait jamais fait d’apparition à Berlin…

À peine installé dans un hôtel, près de la rivière, Jules courut à la Grande-Hôtellerie transformée en hôpital. Il y apprit qu’il ne pourrait parler au directeur que dans l’après-midi. Afin de tromper son impatience, il alla se promener du côté de la Basilique.

La rue principale qui y conduit était bordée de baraquements et de magasins où l’on vendait des images et des souvenirs pieux, de sorte qu’elle ressemblait à un immense bazar. Dans les jardins qui entourent l’église, le voyageur ne vit que des blessés en convalescence, dont les uniformes gardaient les traces de la guerre. En dépit des coups de brosse répétés, les capotes étaient malpropres ; la boue, le sang, la pluie y avaient laissé des taches ineffaçables, avaient donné à l’étoffe une rigidité de carton. Quelques hommes en avaient arraché les manches pour épargner à leurs bras meurtris un frottement pénible. D’autres avaient encore à leurs pantalons les trous faits par des éclats d’obus. C’étaient des combattants de toutes armes et de races diverses : fantassins, cavaliers, artilleurs ; soldats de la métropole et des colonies ; faces blondes de Champenois, faces brunes de Musulmans, faces noires de Sénégalais aux lèvres bleuâtres ; corps d’aspect bonasse, avec l’obésité du bourgeois sédentaire inopinément métamorphosé en guerrier ; corps secs et nerveux, nés pour la batailla et déjà exercés dans les campagnes coloniales.

La ville où une espérance surnaturelle attire les malades du monde catholique, était envahie maintenant par une foule non moins douloureuse, mais dont les costumes multicolores ne laissaient pas d’offrir un bariolage quelque peu carnavalesque. Cette foule héroïque, avec ses longues capotes ornées de décorations, avec ses burnous qui ressemblaient à des costumes de théâtre, avec ses képis rouges et ses chéchias africaines, avait un air lamentable. Rares étaient les blessés qui conservaient l’attitude droite, orgueil de la supériorité humaine. La plupart marchaient courbés, boitant, se traînant, s’appuyant sur une canne ou sur des béquilles. D’autres étaient roulés dans les petites voitures qui, naguère encore, servaient à transporter vers la grotte de la Vierge les pieux malades. Les éclats d’obus, ajoutant à la violence destructive une sorte de raillerie féroce, avaient grotesquement défiguré beaucoup d’individus. Certains de ces hommes n’étaient plus que d’effrayantes caricatures, des haillons humains disputés à la tombe par l’audace de la science chirurgicale : êtres sans bras ni jambes, qui reposaient au fond d’une voiturette comme des morceaux de sculpture ou comme des pièces anatomiques ; crânes incomplets, dont le cerveau était protégé par un couvercle artificiel ; visages sans nez, qui, comme les têtes de mort, montraient les noires cavités de leurs fosses nasales. Et ces pauvres débris qui s’obstinaient à vivre et qui promenaient au soleil leurs énergies renaissantes, causaient, fumaient, riaient, contents de voir encore le ciel bleu, de sentir encore la caresse du soleil, de jouir encore de la vie. En somme, ils étaient du nombre des heureux ; car, après avoir vu la mort de si près, ils avaient échappé à son étreinte, tandis que des milliers et des milliers de camarades gisaient dans des lits d’où ils ne se relèveraient plus, tandis que des milliers et des milliers d’autres dormaient à jamais sous la terre arrosée de leur sang, terre fatale qui, ensemencée de projectiles, donnait pour récolte des moissons de croix.

Ce spectacle fit sur Jules une impression si forte qu’il en oublia un moment le but de son voyage. Ah ! si ceux qui provoquent la guerre du fond de leurs cabinets diplomatiques ou autour de la table d’un état-major, pouvaient la voir, non sur les champs de bataille où l’ivresse de l’enthousiasme trouble les idées, mais froidement, telle qu’elle se montre dans les hôpitaux et dans les cimetières ! À la vue de ces tristes épaves des combats, le jeune homme se représenta en imagination le globe terrestre comme un énorme navire voguant sur un océan infini. Les pauvres humains qui en formaient l’équipage ne savaient pas même ce qui existait sous leurs pieds, dans les profondeurs ; mais chaque groupe prétendait occuper sur le pont la meilleure place. Des hommes considérés comme supérieurs excitaient les groupes à se haïr, afin d’obtenir eux-mêmes le commandement, de saisir la barre et de donner au navire la direction qui leur plaisait ; mais ces prétendus hommes supérieurs en savaient tout juste autant que les autres, c’est-à-dire qu’ils ne savaient absolument rien. Aucun d’eux ne pouvait dire avec certitude ce qu’il y avait au delà de l’horizon visible, ni vers quel port se dirigeait le navire. La sourde hostilité du mystère les enveloppait tous ; leur vie était précaire, avait besoin de soins incessants pour se conserver ; et néanmoins, depuis des siècles et des siècles, l’équipage n’avait pas eu un seul instant de bon accord, de travail concerté, de raison claire ; il était divisé en partis ennemis qui s’entretuaient pour s’asservir les uns les autres, qui luttaient pour se jeter les uns les autres par-dessus bord, et le sillage se couvrait de cadavres. Au milieu de cette sanguinaire démence, on entendait parfois de sinistres sophistes déclarer que cela était parfait, qu’il convenait de continuer ainsi éternellement, et que c’était un mauvais rêve de souhaiter que ces marins, se regardant comme des frères, poursuivissent en commun une même destinée et s’entendissent pour surveiller autour d’eux les embûches des ondes hostiles.

Jules erra longtemps aux alentours de la basilique. Dans les jardins et sur l’esplanade, il fut distrait de ses sombres réflexions par la gaîté puérile que montraient quelques petits groupes de convalescents. C’étaient des Musulmans, tirailleurs algériens ou marocains, auxquels des civils, par attendrissement patriotique, offraient des cigares et des friandises. En se voyant si bien fêtés et régalés par la race qui tenait leur pays sous sa domination, ils s’enorgueillissaient, devenaient hardis comme des enfants gâtés. Heureuse guerre qui leur permettait d’approcher de ces femmes si blanches, si parfumées, et d’être accueillis par elles avec des sourires ! Il leur semblait avoir devant eux les houris du paradis de Mahomet, promises aux braves. Leur plus grand plaisir était de se faire donner la main. « Madame !… Madame !… » Et ils tendaient leur longue patte noire. La dame, amusée, un peu effrayée aussi, hésitait un instant, donnait une rapide poignée de main ; et les bénéficiaires de cette faveur s’éloignaient satisfaits.

Un peu plus loin, sous les arbres, les voiturettes des blessés stationnaient en files. Officiers et soldats restaient de longues heures dans l’ombre bleue, à regarder passer des camarades qui pouvaient se servir encore de leurs jambes. La grotte miraculeuse resplendissait de centaines de cierges allumés. Une foule pieuse, agenouillée en plein air, fixait sur les roches sacrées des yeux suppliants, tandis que les esprits s’envolaient au loin vers les champs de bataille avec cette confiance en Dieu qu’inspire toujours l’anxiété. Dans cette foule en prières il y avait des soldats à la tête enveloppée de linges, qui tenaient leurs képis à la main et qui avaient les paupières mouillées de larmes.

Comme Jules se promenait dans une allée, près de la rivière, il aperçut un officier dont les yeux étaient bandés et qui se tenait assis sur un banc. À côté de lui, blanche comme un ange gardien, se tenait une infirmière. Jules allait passer son chemin, lorsque l’infirmière fit un mouvement brusque et détourna la tête, comme si elle craignait d’être vue. Ce mouvement attira l’attention du jeune homme qui reconnut Marguerite, encore qu’elle fût extraordinairement changée. Ce visage pâle et grave ne gardait rien de la frivolité d’autrefois, et ces yeux un peu las semblaient plus larges, plus profonds.

L’un et l’autre, hypnotisés par la surprise, se considérèrent un instant. Puis, comme Jules faisait un pas vers elle, Marguerite montra une vive inquiétude, protesta silencieusement des yeux, des mains, de tout le corps ; et soudain elle prit une résolution, dit quelques mots à l’officier, se leva et marcha droit vers Jules, mais en lui faisant signe de prendre une allée latérale d’où elle pourrait surveiller l’aveugle sans que celui-ci entendît les paroles qu’ils échangeraient.

Dans l’allée, face à face, ils restèrent quelques instants sans rien dire. Jules était si ému qu’il ne trouvait pas de mots pour exprimer ses reproches, ses supplications, son amour. Ce qui lui vint enfin aux lèvres, ce fut une question acerbe et brutale :

— Qui est cet homme ?

L’accent rageur, la voix rude avec lesquels il avait parlé, le surprirent lui-même. Mais Marguerite n’en fut point déconcertée. Elle fixa sur le jeune homme des yeux limpides, sereins, qui semblaient affranchis pour toujours des effarements de la passion et de la peur, et elle répondit :

— C’est mon mari.

Laurier ! Était-il possible que ce fût Laurier, cet aveugle immobile sur ce banc comme un symbole de la douleur héroïque ? Il avait la peau tannée, avec des rides qui convergeaient comme des rayons autour des cavités de son visage. Ses cheveux commençaient à blanchir aux tempes et des poils gris se montraient dans la barbe qui croissait sur ses joues. En un mois il avait vieilli de vingt ans. Et, par une inexplicable contradiction, il paraissait plus jeune, d’une jeunesse qui semblait jaillir du fond de son être, comme si son âme vigoureuse, après avoir été soumise aux émotions les plus violentes, ne pouvait plus désormais connaître la crainte et se reposait dans la satisfaction ferme et superbe du devoir accompli. À contempler Laurier, Jules éprouva tout à la fois de l’admiration et de l’envie. Il eut honte du sentiment de haine que venait de lui inspirer cet homme si cruellement frappé par le malheur : cette haine était une lâcheté. Mais, quoique il eût la claire conscience d’être lâche, il ne put s’empêcher de dire encore à Marguerite :

— C’est donc pour cela que tu es partie sans me donner ton adresse ? Tu m’as quitté pour le rejoindre. Pourquoi es-tu venue ? Pourquoi m’as-tu quitté ?

— Parce que je le devais, répondit-elle.

Et elle lui expliqua sa conduite. Elle avait reçu la nouvelle de la blessure de Laurier au moment où elle se disposait à quitter Paris avec sa mère. Elle n’avait pas hésité une seconde : son devoir était d’accourir auprès de son mari. Depuis le début de la guerre elle avait beaucoup réfléchi, et la vie lui était apparue sous un aspect nouveau. Elle avait maintenant le besoin de travailler pour son pays, de supporter sa part de la douleur commune, de se rendre utile comme les autres femmes. Disposée à donner tous ses soins à des inconnus, n’était-il pas naturel qu’elle préférât se dévouer à cet homme qu’elle avait tant fait souffrir ? La pitié qu’elle éprouvait déjà spontanément pour lui s’était accrue, lorsqu’elle avait connu les circonstances de son infortune. Un obus, éclatant près de sa batterie, avait tué tous ceux qui l’entouraient ; il avait reçu lui-même plusieurs blessures ; mais une seule, celle du visage, était grave : il avait un œil irrémédiablement perdu. Quant à l’autre, les médecins ne désespéraient pas de le lui conserver ; mais Marguerite avait des doutes à cet égard.

Elle dit tout cela d’une voix un peu sourde, mais sans larmes. Les larmes, comme beaucoup d’autres choses d’avant la guerre, étaient devenues inutiles en raison de l’immensité de la souffrance universelle.

— Comme tu l’aimes ! s’écria Jules.

Elle parut se troubler un peu, baissa la tête, hésita une seconde ; puis, avec un visible effort :

— Oui, je l’aime, déclara-t-elle, mais autrement que je ne t’aimais.

— Ah ! Marguerite…

La franche réponse qu’il venait d’entendre lui avait donné un coup en plein cœur ; mais, par un effet étrange, elle avait aussi apaisé brusquement sa colère : il s’était senti en présence d’une situation tragique où les jalousies et les récriminations ordinaires des amants n’étaient plus de mise. Au lieu de lui adresser des reproches, il lui demanda simplement :

— Ton mari accepte-t-il tes soins et ta tendresse ?

— Il ignore encore qui je suis. Il croit que je suis une infirmière quelconque, et que, si je le soigne avec zèle, c’est seulement parce que j’ai compassion de son état et de sa solitude : car personne ne lui écrit ni ne le visite… Je lui ai raconté que je suis une dame belge qui a perdu les siens, qui n’a plus personne au monde. Lui, il ne m’a dit que quelques mots de sa vie antérieure, comme s’il redoutait d’insister sur un passé odieux ; mais je n’ai entendu de sa bouche aucune parole sévère contre la femme qui l’a trahi… Je souhaite ardemment que les médecins réussissent à sauver un de ses yeux, et en même temps cela me fait peur. Que dira-t-il, quand il saura qui je suis ?… Mais qu’importe ? Ce que je veux, c’est qu’il recouvre la vue. Advienne ensuite que pourra !…

Elle se tut un instant ; puis elle reprit :

— Ah ! la guerre ! Que de bouleversements elle a causés dans notre existence !… Depuis une semaine que je suis à ses côtés, je déguise ma voix autant que je peux, j’évite toute parole révélatrice. Je crains tant qu’il me reconnaisse et qu’il s’éloigne de moi ! Mais, malgré tout, je désire être reconnue et être pardonnée… Hélas ! par moments, je me demande s’il ne soupçonne pas la vérité, je m’imagine même qu’il m’a reconnue dès la première heure et que, s’il feint l’ignorance, c’est parce qu’il me méprise. J’ai été si mauvaise avec lui ! Je lui ai fait tant de mal !…

— Il n’est pas le seul, repartit sèchement Jules. Tu m’as fait du mal, à moi aussi.

Elle le regarda avec des yeux étonnés, comme s’il venait de dire une parole imprévue et malséante ; puis, avec la résolution de la femme qui a pris définitivement son parti :

— Toi, reprit-elle, tu souffriras un moment, mais bientôt tu rencontreras une autre femme qui me remplacera dans ton cœur. Moi, au contraire, j’ai assumé pour toute ma vie une charge très lourde et néanmoins très douce : jamais plus je ne me séparerai de cet homme que j’ai si cruellement offensé, qui maintenant est seul au monde et qui aura peut-être besoin jusqu’à son dernier jour d’être soigné et servi comme un enfant. Séparons-nous donc et suivons chacun notre chemin ; le mien, c’est celui du sacrifice et du repentir ; le tien, c’est celui de la joie et de l’honneur. Ni toi ni moi, nous ne voudrions outrager cet homme au noble cœur, que la cécité rend incapable de se défendre. Notre amour serait une vilenie. Jules baissait les yeux, perplexe, vaincu.

— Écoute, Marguerite, déclara-t-il enfin. Je lis dans ton âme. Tu aimes ton mari et tu as raison : il vaut mieux que moi. Avec toute ma jeunesse et toute ma force, je n’ai été jusqu’ici qu’un inutile ; mais je puis réparer le temps perdu. La France est le pays de mon père et le tien : je me battrai pour elle. Je suis las de ma paresse et de mon oisiveté, à une époque où les héros se comptent par millions. Si le sort me favorise, tu entendras parler de moi.

Ils avaient tout dit. À quoi bon prolonger cette entrevue pénible ?

— Adieu, prononça-t-elle, plus résolue que lui, mais tout à coup devenue pâle. Il faut que je retourne auprès de mon blessé.

— Adieu, répondit-il en lui tendant une main qu’elle prit et serra sans hésitation, d’une étreinte virile.

Et il s’éloigna sans regarder en arrière, tandis qu’elle revenait vers le banc.

Il semblait à Jules que sa personnalité s’était dédoublée et qu’il se considérait lui-même avec des yeux de juge. La vanité, la stérilité, la malfaisance de sa vie passée lui apparaissaient nettement, à la lumière des paroles qu’elle lui avait dites. Alors que l’humanité tout entière pensait à de grandes choses, il n’avait connu que les désirs égoïstes et mesquins. L’étroitesse et la vulgarité de ses aspirations l’irritaient contre lui-même. Un miracle s’accomplissait en lui, et il n’hésitait plus sur la route à suivre.

Il se rendit à la gare, consulta l’indicateur, prit le premier train à destination de Paris