Les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse/IX

IX

LA RECULADE


Dans la matinée, lorsque le châtelain sortit du parc, il vit la vallée blonde et verte sourire au soleil. Tout était dans un profond repos ; aucun objet ne se mouvait, aucune figure humaine ne se dessinait dans le paysage. Marcel eut l’impression d’être plus seul qu’au temps où, chassant devant lui un troupeau de bétail, il franchissait les déserts des Andes sous un ciel traversé de temps à autre par des condors.

Il se dirigea vers le village, qui n’était plus guère qu’un amas de murs en ruines. De ces ruines émergeaient çà et là quelques maisonnettes intactes. Le clocher incendié, dont la charpente était dépouillée de ses ardoises et noircie par le feu, portait encore sa croix tordue. Dans les rues parsemées de bouteilles, de poutres réduites en tisons, de débris de toute sorte, il n’y avait pas une âme. Les cadavres avaient disparus mais une horrible puanteur de graisse brûlée et de chair décomposée prenait Marcel aux narines.

Arrivé sur la place, il s’approcha des maisons restées debout, appela à plusieurs reprises. Personne ne lui répondit. Toute la population avait donc abandonné Villeblanche ? Après avoir attendu plusieurs minutes, il aperçut un vieillard qui s’avançait vers lui avec précaution, parmi les décombres. Quelques femmes et quelques enfants suivirent le vieillard et se rassemblèrent autour de Marcel. Depuis quatre jours ces gens vivaient cachés dans les caves, sous leurs logis effondrés. La crainte leur avait fait oublier la faim ; mais, depuis que l’ennemi n’était plus là, ils ressentaient cruellement les besoins physiques étouffés par la terreur.

— Du pain, monsieur ! Mes petits se meurent !

— Du pain !… Du pain !…

Machinalement, le châtelain mit la main à la poche et en tira des pièces d’or. À l’aspect de ce métal les yeux brillèrent, mais ils s’éteignirent aussitôt. Ce qu’il fallait, ce n’était pas de l’or, c’était du pain, et il n’y avait plus dans le village ni boulangerie, ni boucherie, ni épicerie. Les Allemands s’étaient emparés de tous les comestibles, et le blé même avait péri avec les greniers et les granges. Que pouvait le millionnaire pour remédier à cette détresse ? Quoiqu’il se rendît compte de son impuissance, il n’en distribua pas moins à ces malheureux des louis qu’ils recevaient avec gratitude, mais qu’ensuite ils considéraient dans leur main noire avec découragement. À quoi cela pouvait-il leur servir ?

Comme Marcel s’en retournait, désespéré, vers le château, il eut la surprise d’entendre derrière lui le bruit métallique d’une automobile allemande qui revenait du sud, roulant sur la route dans la direction qu’il suivait. Quelques minutes plus tard, ce fut tout un convoi de grandes automobiles qui apparurent sur le chemin, escortées par des pelotons de cavalerie. Lorsqu’il rentra dans son parc, des soldats étaient déjà occupés à y tendre les fils d’une ligne téléphonique, et le convoi d’automobiles y pénétra en en même temps que lui.

Les automobiles, comme aussi les fourgons qui les accompagnaient, portaient tous la croix rouge peinte sur fond blanc. C’était une ambulance qui venait s’établir au château. Les médecins, vêtus de drap verdâtre et armés comme les officiers, imitaient la hauteur tranchante et la raideur insolente de ceux-ci. On tira des fourgons des centaines de lits pliants, qui furent répartis dans les différentes pièces. Tout cela se faisait avec une promptitude mécanique, sur des ordres brefs et péremptoires. Une odeur de pharmacie, de drogues concentrées, se répandit dans les appartements et s’y mêla à la forte odeur des antiseptiques dont on avait arrosé les parquets et les murs, pour rendre inoffensifs les résidus de l’orgie nocturne. Un peu plus tard, il arriva aussi des femmes vêtues de blanc, viragos aux yeux bleus et aux cheveux en filasse. D’aspect grave, dur, austère, ces infirmières avaient l’aspect de religieuses ; mais elles portaient le revolver sous leurs vêtements.

À midi, de nouvelles automobiles affluèrent en grand nombre vers l’énorme drapeau blanc, chargé d’une croix rouge, qui avait été hissé sur la plus haute tour du château. Ces voitures arrivaient toujours du côté de la Marne ; leur métal était bosselé par les projectiles, leurs glaces étoilées de trous. De l’intérieur sortaient des hommes et des hommes, les uns encore capables de marcher, les autres portés sur des brancards : faces pâles ou rubicondes, profils aquilins ou camus, têtes blondes ou enveloppées de bandages sanglants, bouches qui riaient avec un rire de bravade ou dont les lèvres bleuies laissaient échapper des plaintes, mâchoires soutenues par des ligatures de toile, corps qui, en apparence, étaient indemnes et qui pourtant agonisaient, capotes déboutonnées où l’on constatait le vide de membres absents. Ce flot de souffrance inonda le château ; il n’y resta plus un seul lit inoccupé, et les derniers brancards durent attendre dehors, à l’ombre des arbres.

Le téléphone fonctionnait incessamment. Les opérateurs, revêtus de tabliers, allaient de côté et d’autre, travaillant le plus vite possible. Ceux qui mouraient de l’opération laissaient un lit disponible pour les nouveaux venus. Les membres coupés, les os cassés, les lambeaux de chair s’entassaient dans des paniers, et, lorsque les paniers étaient pleins, des soldats les enlevaient tout dégouttants de sang, et allaient enfouir le contenu au fond du parc. D’autres soldats, par couples, emportaient de longues choses enveloppées dans des draps de lit : c’étaient des morts. Le parc se convertissait en cimetière et des tombes s’ouvraient partout. Les Allemands, armés de pioches et de pelles, se faisaient aider dans leur funèbre travail par une douzaine de paysans prisonniers, qui creusaient la terre et qui prêtaient main forte pour descendre les corps dans les fosses. Bientôt il y eut tant de cadavres qu’on les amena sur une charrette et que, pour faire plus vite, on les déchargea directement dans les trous, comme des matériaux de démolition.

Marcel, qui n’avait mangé depuis le matin qu’un des morceaux de pain trouvés par la concierge dans la salle à manger, après le départ des Allemands, et qui avait laissé les autres morceaux pour cette femme et pour sa fille, commença à sentir le tourment de la faim. Poussé par la nécessité, il s’approcha de quelques médecins qui parlaient le français ; mais il dédaignèrent de répondre à sa demande, et, lorsqu’il voulut insister, ils le chassèrent par une injurieuse bourrade. Eh quoi ? Lui faudrait-il donc mourir de faim dans son propre château ? Pourtant ces gens mangeaient ; les robustes infirmières s’étaient même installées dans la cuisine et s’y empiffraient de victuailles. Il alla les solliciter ; mais elles ne lui furent pas plus pitoyables que les médecins.

Il errait, le ventre creux, dans les allées de son fastueux domaine, lorsqu’il aperçut un infirmier à grande barbe rousse, qui, adossé au tronc d’un arbre, se taillait lentement des bouchées dans une grosse miche de pain, puis mordait à même dans un long morceau de saucisse aux pois, de l’air d’un homme déjà repu. Le millionnaire famélique s’approcha, fit comprendre par gestes qu’il était à jeun, montra une pièce d’or. Les yeux de l’infirmier brillèrent et un sourire dilata sa bouche d’une oreille à l’autre.

Ia, ia, dit-il, comprenant fort bien la mimique de Marcel.

Et il prit la pièce, donna en échange au châtelain le reste de la miche et de la saucisse. Le châtelain les saisit et courut jusqu’au pavillon, où il partagea ces aliments avec la veuve et l’orpheline.

La nuit suivante, Marcel fut tenu éveillé, non seulement par l’horreur des visions de la journée, mais aussi par le bruit de la canonnade qui se rapprochait. Les automobiles continuaient à arriver du front, à déposer leur chargement de chair lacérée, puis à repartir. Et dire que, de l’un et de l’autre côté de la ligne de combat, sur plus de cent kilomètres peut-être, il y avait une quantité d’ambulances semblables où les hommes moribonds affluaient de toutes parts, et qu’en outre il restait sur le champ de bataille des milliers de blessés non recueillis, qui hurlaient en vain sur la glèbe, qui traînaient dans la poussière et dans la boue leurs plaies béantes, et qui expiraient en se roulant dans les mares de leur propre sang !

Le lendemain matin, Marcel retrouva dans son parc l’infirmier qui l’attendait au même endroit, avec une serviette pleine de provisions. Il crut que cet homme était venu là par bonté, et il lui offrit de nouveau une pièce d’or.

Nein ! fit l’autre en éloignant son paquet de la main qui s’allongeait pour le prendre.

Marcel, étonné et vexé de s’être mépris sur les sentiments de ce teuton, lui offrit une seconde pièce d’or.

Nein ! répéta l’infirmier avec le même geste de refus.

« Ah ! le voleur ! pensa Marcel. Comme il abuse de la situation ! »

Mais nécessité fait loi, et le châtelain dut donner cinq louis pour obtenir les vivres.

Cependant la canonnade s’était rapprochée encore, et le châtelain comprit qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire. Les automobiles arrivaient et repartirent de plus en plus vite et le personnel de l’ambulance avait l’air effaré. Bientôt un bruit de foule se fit entendre hors du parc et les chemins s’encombrèrent. C’était une nouvelle invasion, mais à rebours. Pendant des heures entières, il y eut un défilé de camions poudreux dont les moteurs haletaient. Puis ce furent des régiments d’infanterie, des escadrons de cavalerie, des batteries d’artillerie. Tout cela marchait lentement, et Marcel demeurait perplexe. Était-ce une déroute ? Était-ce un simple changement de position ? Ce qui, dans tous les cas, lui faisait plaisir, c’était le sombre mutisme des officiers, l’air abruti et morne des hommes.

À la nuit, le passage des troupes continuait et la canonnade se rapprochait toujours. Quelques décharges étaient même si voisines que les vitres des fenêtres en tremblaient. Un paysan, qui était venu se réfugier au château, put donner quelques nouvelles. Les Allemands se retiraient ; mais ils avaient disposé plusieurs de leurs batteries sur la rive droite de la Marne, pour tenter une dernière résistance. On allait donc se battre dans le village.

En attendant, le désordre croissait à l’ambulance et la régularité automatique de la discipline y était visiblement compromise. Médecins et infirmiers avaient reçu l’ordre d’évacuer le château ; c’était pour cela que, chaque fois qu’arrivait une automobile chargée de blessés, ils criaient, juraient, ordonnaient au chauffeur de pousser plus loin vers l’arrière.

En dépit de cet ordre, l’une des automobiles déchargea ses blessés : l’état de ces hommes était si grave que les médecins les acceptèrent, jugeant sans doute inutile que les malheureux poursuivissent leur voyage. Ces blessés demeurèrent à l’abandon dans le jardin, sur les brancards de toile qui avaient servi à les apporter.

À la lueur des lanternes, Marcel reconnut un de ces moribonds : c’était le secrétaire du comte, le professeur socialiste avec lequel il avait causé de l’attitude du parti ouvrier à l’égard de la guerre. Cet homme était blême, avait les joues tirées, les yeux comme obscurcis de brume ; on ne lui voyait pas de blessure apparente ; mais, sous la capote qui le recouvrait, ses entrailles, labourées par une épouvantable déchirure, exhalaient une puanteur d’abattoir. En apercevant Marcel debout devant lui, il se rendit compte du lieu où il se trouvait. Parmi tout ce monde qui s’agitait dans le voisinage, le châtelain était la seule personne qu’il connût, et, d’une voix faible, il lui adressa la parole comme à un ami. Sa brigade n’avait pas eu de chance ; elle était arrivée sur le front à un moment difficile, et elle avait été lancée tout de suite en avant pour soutenir des troupes qui fléchissaient ; mais elle n’avait pas réussi à rétablir la situation, et presque tous les officiers logés la veille au château avaient été tués. Dès le premier engagement, le capitaine Blumhardt avait eu la poitrine trouée par une balle. Le comte avait la mâchoire fracassée par un éclat d’obus. Quant au professeur lui-même, il était resté un jour et demi sur le champ de bataille avant qu’on le relevât.

— Triste guerre, monsieur ! conclut-il.

Et, avec l’obstination du sectaire entiché de ses idées jusqu’à la mort :

— Qui est coupable de l’avoir voulue ? ajouta-t-il. Nous ne possédons pas les éléments d’appréciation nécessaires pour en juger avec certitude. Mais, quand la guerre aura pris fin…

La parole expira sur ses lèvres et il s’évanouit, épuisé par l’effort. Le pauvre diable ! Avec ses habitudes de raisonneur obtus, lourd et discipliné, il s’obstinait encore à renvoyer après la guerre la condamnation du crime qui lui coûtait la vie.

La canonnade et la fusillade étaient devenues très voisines, et le son des détonations permettait de distinguer celles de l’artillerie allemande et celles de l’artillerie française. Déjà quelques projectiles français passaient par-dessus la Marne et venaient éclater aux abords du parc.

Vers minuit, l’ambulance fit ses préparatifs pour évacuer le château. À l’aube, les blessés, les infirmiers et les médecins partirent dans un grand vacarme d’automobiles qui grinçaient, de chevaux qui piaffaient, d’officiers qui vociféraient. Au jour, le château et le parc étaient déserts, quoique le drapeau de la croix rouge continuât à flotter au sommet de la tour.

Cette solitude ne dura pas longtemps. Un bataillon d’infanterie allemande fit irruption dans le parc avec ses fourgons, ses chevaux de trait et de selle, et se déploya le long des murs de clôture. Des soldats armés de pics y ouvrirent des créneaux, et, dès que les créneaux furent ouverts, d’autres soldats, déposant leurs sacs pour être plus à l’aise, vinrent s’agenouiller près des ouvertures. Interrompu depuis quelques heures, le combat reprenait de plus belle, et, dans les intervalles de la fusillade et de la canonnade, on entendait comme des claquements de fouet, des bouillonnements de friture, des grincements de moulin à café : c’était la crépitation incessante des fusils et des mitrailleuses. La fraîcheur du matin couvrait les hommes et les choses d’un embu d’humidité ; sur la campagne flottaient des traînées de brouillard qui donnaient aux objets les contours incertains de l’irréel ; le soleil n’était qu’une tache pâle s’élevant entre des rideaux de brume ; les arbres pleuraient par toutes les rugosités de leurs branches.

Un coup de foudre déchira l’air, si proche et si assourdissant qu’il paraissait avoir éclaté dans le château même. Marcel chancela comme s’il avait reçu un choc dans la poitrine. Un canon venait de tirer à quelques pas de lui. Ce fut alors seulement qu’il remarqua que des batteries prenaient position dans son parc. Plusieurs pièces déjà installées se dissimulaient sous des abris de feuillage, et des rebords de terre d’environ 30 centimètres s’élevaient autour de chaque pièce, de manière à défendre les pieds des servants, tandis que leurs corps étaient protégés par des blindages qui formaient écran à droite et à gauche du canon.

Marcel finit par s’accoutumer à ces décharges dont chacune semblait faire le vide à l’intérieur de son crâne. Il grinçait les dents, serrait les poings ; mais il restait immobile, sans désir de s’en aller, admirant le calme des chefs qui donnaient froidement leurs ordres et l’intrépidité des soldats qui s’empressaient comme d’humbles serviteurs autour des monstres tonnants.

Au loin, de l’autre côté de la Marne, l’artillerie française tirait aussi, et son activité se manifestait par de petits nuages jaunes qui s’attardaient en l’air et par des colonnes de fumée qui s’élevaient en divers points du paysage. Mais les obus français respectaient le château, qui semblait entouré d’une atmosphère de protection. Cela parut étrange à Marcel, qui regarda le haut des tours. Le drapeau blanc à croix rouge continuait à y flotter.

Les vapeurs matinales se dissipèrent ; les collines et les bois émergèrent du brouillard. Quand toute la vallée fut découverte, Marcel, du lieu où il était, eut la surprise de voir la rivière de Marne, hier encore masquée en cet endroit par les arbres : pendant la nuit, le canon avait ouvert de grandes fenêtres dans la muraille de verdure. Mais ce qui l’étonna davantage encore, ce fut de n’apercevoir personne, absolument personne, dans ce vaste paysage bouleversé par les rafales d’obus. Plus de cent mille hommes devaient être blottis dans les plis du terrain que ses regards embrassaient, et pas un seul n’était visible. Les engins meurtriers accomplissaient leur tâche sans trahir leur présence par d’autres signes perceptibles que la fumée des détonations et les spirales noires surgissant à l’endroit où les gros projectiles éclataient sur le sol. Ces spirales s’élevaient de tous les côtés, entouraient le château comme un cercle de toupies gigantesques ; mais aucune d’elles n’était voisine de l’édifice. Marcel regarda de nouveau le drapeau blanc à croix rouge et pensa : « Quelle lâcheté ! Quelle infamie ! »

Le bataillon allemand avait fini de s’installer le long du mur, face à la rivière. Les soldats avaient appuyé leurs fusils aux créneaux. Tous ces hommes avaient un peu l’air de dormir les yeux ouverts ; quelques-uns s’affaissaient sur leurs talons ou s’affalaient contre le mur. Les officiers, debout derrière eux, observaient la plaine avec leurs jumelles de campagne ou discutaient en petits groupes. Les uns semblaient découragés, d’autres exaspérés par le recul accompli depuis la veille ; mais la plupart, avec la passivité de la discipline, demeuraient confiants. Le front de bataille n’était-il pas immense ? Qui pouvait prévoir le résultat final ? Ici on battait en retraite ; ailleurs on réalisait peut-être une avance décisive. Tout ce qu’il y avait à regretter, c’était qu’on s’éloignât de Paris.

Soudain ils se mirent tous à regarder en l’air, et Marcel les imita. En contractant les paupières pour mieux voir, il finit par distinguer, au bord d’un nuage, une sorte de libellule qui brillait au soleil. Dans les brefs intervalles de silence qui se produisaient parfois au milieu du tintamarre de l’artillerie, ses oreilles percevaient un bourdonnement faible qui paraissait venir de ce brillant insecte. Les officiers hochèrent la tête : « Franzosen ! » On ne pouvait distinguer les anneaux tricolores, analogues à ceux qui ornent les robes des pavillons ; mais la visible inquiétude des Allemands ne laissait aucun doute à Marcel : c’était un avion français qui survolait le château, sans prendre garde aux obus dont les bulles blanches éclataient autour de lui. Puis l’avion vira lentement et s’éloigna vers le sud.

« Il les a repérés, pensa Marcel ; il sait maintenant ce qu’il y a ici. » Et aussitôt tout ce qui s’était passé depuis l’aube parut sans importance au châtelain ; il comprit que l’heure vraiment tragique était venue, et il éprouva tout à la fois une peur insurmontable et une fiévreuse curiosité.

Un quart d’heure après, une explosion stridente résonna hors du parc, mais à proximité du mur. Ce fut comme un coup de hache gigantesque, qui fit voler des têtes d’arbres, fendit des troncs en deux, souleva de noires masses de terre avec leurs chevelures d’herbe. Quelques pierres tombèrent du mur. Les Allemands baissèrent un peu la tête, mais sans émoi visible. Depuis qu’ils avaient aperçu l’aéroplane, ils savaient que cela était inévitable : le drapeau de la croix rouge ne pouvait plus tromper les artilleurs français.

Avant que Marcel eût eu le temps de revenir de sa surprise, une seconde explosion se produisit, tout près du mur ; puis une troisième, à l’intérieur du parc. Une odeur d’acides lui rendit la respiration difficile, lui fit monter aux yeux la cuisson des larmes ; mais, en compensation, il cessa d’entendre les bruits effroyables qui l’entouraient ; il les devinait encore à la houle de l’air, aux bourrasques de vent qui secouaient les branches ; mais ses oreilles ne percevaient plus rien : il était devenu sourd.

Par instinct de conservation, il eut l’idée de se réfugier dans le pavillon du concierge, et, les jambes vacillantes, il s’engagea dans l’allée qui y conduisait. Mais à mi-chemin un prodige l’arrêta : une main invisible venait d’arracher sous ses yeux la toiture du pavillon et de jeter bas un pan de muraille. Par l’ouverture béante, l’intérieur des chambres apparaissait comme un décor de théâtre.

Il revint en courant vers le château, pour se réfugier dans les profonds souterrains qui servaient de caves, et, lorsqu’il fut sous leurs sombres voûtes, il poussa un soupir de soulagement. Peu à peu, le silence de cette retraite lui rendit la faculté de l’ouïe. En haut la tempête continuait ; mais en bas le tonnerre des artilleries adverses ne parvenait que comme un écho amorti.

Toutefois, à un certain moment, les caves elles-mêmes tremblèrent, s’emplirent d’un énorme fracas. Une partie du corps de logis, atteinte par un gros obus, s’était effondrée. Les voûtes résistèrent à la chute des étages ; mais Marcel eut peur d’être enseveli dans son refuge par une autre explosion, et il remonta vite l’escalier des souterrains. Lorsqu’il fut au rez-de-chaussée, il aperçut le ciel à travers les toits crevés ; il ne subsistait des appartements que des lambeaux de plancher accrochés aux murs, des meubles restés en suspens, des poutres qui se balançaient dans le vide ; mais il y avait dans le hall un énorme entassement de solives, de fers tordus, d’armoires, de sièges, de tables, de bois de lit qui étaient venus s’écraser là.

Un anxieux désir de lumière et d’air libre le fit sortir de l’édifice croulant. Le soleil était haut sur l’horizon et les cadavres devenaient de plus en plus nombreux dans le parc. Les blessés geignaient, appuyés contre les troncs, ou demeuraient étendus par terre dans le mutisme de la souffrance. Quelques-uns avaient ouvert leur sac pour y prendre le paquet de pansement et soignaient leurs chairs lacérées. Le nombre des défenseurs du parc s’était beaucoup accru et l’infanterie faisait de continuelles décharges. De nouveaux pelotons arrivaient à chaque instant : c’étaient des hommes qui, chassés de la rivière, se repliaient sur la seconde ligne de défense. Les mitrailleuses joignaient leur tic-tac à la crépitation de la fusillade.

Il semblait à Marcel que l’espace était plein du bourdonnement continu d’un essaim et que des milliers de frelons invisibles voltigeaient autour de lui. Les écorces des arbres sautaient, comme arrachées par des griffes qu’on ne voyait pas ; les feuilles pleuvaient ; les branches étaient agitées en sens divers ; des pierres jaillissaient du sol, comme poussées par un pied mystérieux. Les casques des soldats, les pièces métalliques des équipements, les caissons de l’artillerie carillonnaient sous une grêle magique. De grandes brèches s’étaient ouvertes dans le mur d’enceinte, et, par l’une d’elles, Marcel reconnut, au pied de la côte sur laquelle était construit le château, plusieurs colonnes françaises qui avaient franchi la Marne. Les assaillants, retenus par la feu nourri de l’ennemi, ne pouvaient avancer que par bonds, en s’abritant derrière les moindres plis du terrain, pour laisser passer les rafales de projectiles.

Soudain une trombe s’engouffra entre le mur d’enceinte et le château. La mort soufflait donc dans une nouvelle direction ? Jusqu’alors elle était venue du côté de la rivière, battant de front la ligne allemande protégée par le mur. Et voilà qu’avec la brusquerie d’une saute de vent elle se ruait d’un autre côté et prenait le mur en enfilade. Un habile mouvement avait permis aux Français d’établir leurs batteries dans une position plus favorable et d’attaquer de flanc les défenseurs du château.

Marcel qui, heureusement pour lui, s’était attardé un instant près du pont-levis, dans un lieu que la masse de l’édifice abritait contre cette trombe, fut le témoin indemne d’une sorte de cataclysme : arbres abattus, canons démolis, caissons sautant avec des déflagrations volcaniques, chevaux éventrés, hommes dépecés dont le corps volait en morceaux. Par places, les obus avaient creusé des trous profonds dans le sol et rejeté hors des fosses les cadavres enterrés les jours précédents.

Ce qui restait d’Allemands valides pour la défense du mur se leva. Les uns, pâles, les dents serrées, avec des lueurs de démence dans les yeux, mirent la baïonnette au canon ; d’autres tournèrent le dos et se précipitèrent vers la porte du parc, sans prendre garde aux cris des officiers et aux coups de revolver que ceux-ci déchargeaient contre les fuyards.

Cependant, de l’autre côté du mur, Marcel entendait comme un bruit confus de marée montante, et il lui semblait reconnaître dans ce bruit quelques notes de la Marseillaise. Les mitrailleuses fonctionnaient avec une célérité de machine à coudre. Les Allemands, fous de rage, tiraient, tiraient sans répit. Cette fureur n’arrêta pas le progrès de l’attaque, et tout à coup, dans une brèche, des képis rouges apparurent sur les décombres. Une bordée de shrapnells balaya, une fois, deux fois cette apparition. Finalement les Français entrèrent par la brèche ou escaladèrent le mur. C’étaient de petits soldats bien pris, agiles, ruisselants de sueur sous leur capote déboutonnée ; et, pêle-mêle avec eux dans le désordre de la charge, il y avait aussi des turcos aux yeux endiablés, des zouaves aux culottes flottantes, des chasseurs d’Afrique aux vestes bleues.

Les officiers allemands combattaient à mort. Après avoir épuisé les cartouches de leurs revolvers, ils s’élançaient, le sabre haut, contre les assaillants, suivis par ceux des soldats qui leur obéissaient encore. Il y eut un corps à corps, une mêlée : baïonnettes perçant des ventres de part en part, crosses tombant comme des marteaux sur des crânes qui se fendaient, couples embrassés qui roulaient par terre en cherchant à s’étrangler, à se mordre. Enfin les uniformes gris déguerpirent en se faufilant à travers les arbres ; mais ils ne réussirent pas tous à s’échapper, et les balles des vainqueurs arrêtèrent pour jamais beaucoup de fugitifs.

Presque aussitôt après, un gros de cavalerie française passa sur le chemin. C’étaient des dragons qui venaient achever la poursuite ; mais leurs chevaux étaient exténués de fatigue, et seule la fièvre de la victoire, qui semblait se propager des hommes aux bêtes, leur rendait encore possible un trot forcé et douloureux. Un de ces dragons fit halte à l’entrée du parc, et sa monture se mit à dévorer avidement quelques pousses feuillues, tandis que l’homme, courbé sur l’arçon, paraissait dormir. Quand Marcel le secoua pour le réveiller, l’homme tomba par terre : il était mort.

L’avance française continua. Des bataillons, des escadrons remontaient du bord de la Marne, harassés, sales, couverts de poussière et de boue, mais animés d’une ardeur qui galvanisait leurs forces défaillantes. Quelques pelotons de fantassins explorèrent le château et le parc, pour les nettoyer des Allemands qui s’y cachaient encore. D’entre les débris des appartements, de la profondeur des caves, des bosquets ravagés, des étables et des garages incendiés surgissaient des individus verdâtres, coiffés du casque à pointe, et ils levaient les bras en montrant leurs mains ouvertes et en criant « Kamarades !Kamarades ! Non kaput ! » Ils tremblaient d’être massacrés sur place. Loin de leurs officiers et affranchis de la discipline, ils avaient perdu subitement toute leur fierté. L’un d’eux se réfugia à côté de Marcel, se colla presque contre lui ; c’était l’infirmier barbu qui lui avait fait payer si cher quelques morceaux de pain.

Franzosen !… Moi ami des Franzosen ! répétait-il, pour se faire protéger par la victime de son impudente extorsion.

Après une mauvaise nuit passée dans les ruines de son château, Marcel se décida à partir. Il n’avait plus rien à faire au milieu de ces décombres. D’ailleurs la présence de tant de morts le gênait. Il y en avait des centaines et des milliers. Les soldats et les paysans travaillaient à enfouir les cadavres sur le lieu même où ils les trouvaient. Il y avait des fosses dans toutes les avenues du parc, dans les plates-bandes des jardins, dans les cours des dépendances, sous les fenêtres de ce qui avait été les salons. La vie n’était plus possible dans un pareil charnier.

Il reprit donc le chemin de Paris, où il était résolu d’arriver n’importe comment.

Au sortir du parc, ce furent encore des cadavres qu’il rencontra ; mais malheureusement ils n’étaient point vêtus de la capote verdâtre. L’offensive libératrice avait coûté la vie à beaucoup de Français. Des pantalons rouges, des képis, des chéchias, des casques à crinière, des sabres tordus, des baïonnettes brisées jonchaient la campagne. Çà et là on apercevait des tas de cendres et de matières carbonisées : c’étaient les résidus des hommes et des chevaux que les Allemands avaient brûlés pêle-mêle, pendant la nuit qui avait précédé leur recul.

Malgré ces incinérations barbares, les cadavres restés sans sépulture étaient innombrables, et, à mesure que Marcel s’éloignait du village, la puanteur des chairs décomposées devenait plus insupportable. D’abord il avait passé au milieu des tués de la veille, encore frais ; ensuite, de l’autre côté de la rivière, il avait trouvé ceux de l’avant-veille ; plus loin, c’étaient ceux de trois ou quatre jours. À son approche, des vols de corbeaux s’élevaient avec de lourds battements d’ailes ; puis, gorgés, mais non rassasiés, ils se posaient de nouveau sur les sillons funèbres.

— Jamais on ne pourra enterrer toute cette pourriture, pensa Marcel. Nous allons mourir de la peste après la victoire !

Les villages, les maisons isolées, tout était dévasté. Les habitations, les granges ne formaient plus que des monceaux de débris. Par endroits, de hautes armatures de fer dressaient sur la plaine leurs silhouettes bizarres, qui faisaient penser à des squelettes de gigantesques animaux préhistoriques : c’étaient les restes d’usines détruites par l’incendie. Des cheminées de brique étaient coupées presque à ras du sol ; d’autres, décapitées de la partie supérieure, montraient dans leurs moignons subsistants des trous faits par les obus.

De temps à autre, Marcel rencontrait des escouades de cavaliers, des gendarmes, des zouaves, des chasseurs. Ils bivouaquaient autour des ruines des fermes, chargés d’explorer le terrain et de donner la chasse aux traînards ennemis. Le châtelain dut leur expliquer son histoire, leur montrer le passeport qui lui avait permis de faire le voyage dans le train militaire. Ces soldats, dont quelques-uns étaient blessés légèrement, avaient la joyeuse exaltation de la victoire. Ils riaient, contaient leurs prouesses, s’écriaient avec assurance :

— Nous allons les reconduire à coups de pied jusqu’à la frontière.

Après plusieurs heures de marche, il reconnut au bord de la route une maison en ruines. C’était le cabaret où il avait déjeuné en se rendant à son château. Il pénétra entre les murs noircis, où une myriade de mouches vint aussitôt bourdonner autour de sa tête. Une odeur de chairs putréfiées le saisit aux narines. Une jambe, qui avait l’air d’être de carton roussi, sortait d’entre les plâtras. Il crut revoir la bonne vieille qui, avec ses petits-enfants accrochés à ses jupes, lui disait : « Pourquoi ces gens fuient-ils ?

La guerre est l’affaire des soldats. Nous autres, nous ne faisons de mal à personne et nous n’avons rien à craindre. »

Un peu plus loin, au bas d’une côte, il fit la plus inattendue des rencontres. Il aperçut une automobile de louage, une automobile parisienne avec son taximètre fixé au siège du cocher. Le chauffeur se promenait tranquillement près du véhicule, comme s’il eût été à sa station. Cet homme avait amené là des journalistes qui voulaient voir le champ de bataille, et il les attendait pour le retour. Marcel engagea la conversation avec lui.

— Deux cents francs pour vous, dit-il, si vous me ramenez à Paris.

L’autre protesta, du ton d’un homme consciencieux qui veut être fidèle à ses promesses. Ce qui donnait tant de force à sa fidélité, c’était peut-être que l’offre de dix louis était faite par un quidam qui, avec ses vêtements en loques et la tache livide d’un coup reçu au visage, avait l’aspect d’un vagabond.

— Eh bien, cinq cents francs ! reprit Marcel en tirant de son gousset une poignée d’or.

Pour toute réponse le chauffeur donna un tour à la manivelle et ouvrit la portière. Les journalistes pouvaient attendre jusqu’au lendemain matin : ils n’en auraient que mieux observé le champ de bataille.

Lorsque Marcel rentra à Paris, les rues presque vides lui parurent pleines de monde. Jamais il n’avait trouvé la capitale si belle. En revovant l’Opéra et la place de la Concorde, il lui sembla qu’il rêvait le contraste était trop fort entre ce qu’il avait sous les yeux et les spectacles d’horreur qu’il laissait derrière lui à si peu de distance.

À la porte de son hôtel, son majestueux portier, ébahi de lui voir ce sordide aspect, le salua par des cris de stupéfaction :

— Ah ! monsieur !… Qu’est-il arrivé à Monsieur ?… D’où Monsieur peut-il bien venir ?

— De l’enfer ! répondit le châtelain.


Deux jours après, dans la matinée, Marcel reçut une visite inattendue. Un soldat d’infanterie de ligne s’avançait vers lui d’un air gaillard.

— Tu ne me reconnais pas ?

— Oh !… Jules !

Et le père ouvrit les bras à son fils, le serra convulsivement sur sa poitrine. Le nouveau fantassin était coiffé d’un képi dont le rouge n’avait pas l’éclat du neuf ; sa capote trop longue était usée, rapiécée ; ses gros souliers exhalaient une odeur de cuir et de graisse ; mais jamais Marcel n’avait trouvé Jules si beau que sous cette défroque tirée de quelque fond de magasin militaire.

— Te voilà donc soldat ? reprit-il d’une voix qui tremblait un peu. Tu as voulu défendre mon pays, qui n’est pas le tien[1]. Cela m’effraie pour toi, et cependant j’en suis heureux. Ah ! si je n’avais que cinquante ans, tu ne partirais pas seul ! Et ses yeux se mouillèrent de larmes, tandis qu’une expression de haine donnait à son visage quelque chose de farouche.

— Va donc, prononça-t-il avec une sourde énergie. Tu ne sais pas ce qu’est cette guerre ; mais moi, je le sais. Ce n’est pas une guerre comme les autres, une guerre où l’on se bat contre des adversaires loyaux ; c’est une chasse à la bête féroce. Tire dans le tas : chaque Allemand qui tombe délivre l’humanité d’un péril…

Ici Marcel eut comme un mouvement d’hésitation ; puis, d’un ton décidé :

— Et si tu rencontres devant toi des visages connus, ajouta-t-il, que cela ne t’arrête point. Il y a dans les rangs ennemis des hommes de ta famille, mais ils ne valent pas mieux que les autres. À l’occasion, tue-les, tue-les sans scrupule !

  1. Quoique de nationalité argentine, Jules a pu s’engager dans un régiment français en raison de la nationalité française de son père. — G. H.