Les Quatre Évangiles (Crampon 1864)/Préface de l’Évangile de S. Marc

Traduction par Augustin Crampon.
Tolra et Haton (p. 169-173).


ÉVANGILE DE SAINT MARC

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Le nom de Marc est inscrit en tête du second Évangile. Nous croyons avec le bréviaire romain, Baronius, Cotelier et le P. Patrizzi[1], qu’il faut distinguer cet évangéliste d’un personnage plusieurs fois mentionné dans les Actes (xii, 12 ; xiii, 5, 13 ; xv, 39) et dans les Épîtres de saint Paul (Coloss. iv, 10 ; ii Tim, iv, 11), Jean Marc, fils d’une certaine Marie de Jérusalem, et parent de saint Barnabé. Saint Marc était juif d’origine, comme le prouve son style rempli d’hébraïsmes[2]. Parmi les Apôtres, il s’attacha de préférence à saint Pierre, qui l’appelle son fils[3], c’est-à-dire son disciple, et fut à Rome son interprète[4], lorsque cet Apôtre y annonça pour la première fois l’Évangile, l’an 42. L’année suivante, avant la mort d’Hérode Agrippa (an 43), le maître envoya son disciple fonder l’église patriarcale d’Alexandrie. Saint Marc occupa ce siège jusqu’à la huitième année de Néron, et eut ou se donna pour successeur Annianus. S’il ne mourut pas alors, comme le rapporte saint Jérôme, il rejoignit les Apôtres, et le reste de sa vie est environné d’une obscurité complète.

Papias[5] est le premier qui nous donne des renseignements sur l’Évangile de saint Marc : « Au rapport du prêtre Jean (d’Éphèse), Marc, devenu l’interprète de Pierre, consigna exactement, mais non avec ordre, tout ce qu’il avait gardé dans sa mémoire des actions et des paroles de Jésus-Christ, car il n’avait pas lui-même entendu le Seigneur et ne l’avait pas suivi ; il suivit seulement, comme on l’a dit, l’apôtre Pierre qui exposait les doctrines du Christ selon les circonstances, sans faire un récit suivi des discours (de l’histoire) du Seigneur. C’est pourquoi Marc n’est pas à reprendre, s’il rapporte certaines choses comme sa mémoire les lui dictait, n’ayant d’autre souci que de ne rien omettre et ne rien altérer des choses qu’il entendait[6]. »

Clément d’Alexandrie[7] et Origène[8], l’un et l’autre du patriarcat d’Alexandrie, confirment ces renseignements. L’Église romaine, de son côté, nous fournit également deux solides témoignages, celui de Tertullien, en Afrique[9], et celui de saint Irénée dans les Gaules[10]. Saint Jérôme résume ainsi la tradition des premiers siècles : « Disciple et interprète de Pierre, Marc, sur la demande que les frères lui en firent à Rome, écrivit un Évangile de peu d’étendue, d’après ce qu’il avait ouï rapporter à Pierre. Cet apôtre, l’ayant entendu, l’approuva et le publia, en vertu de son autorité, pour être lu à l’église. Clément nous l’atteste au VIe livre de ses Hypotyposes[11]. »

Toutes ces données de la tradition sont vérifiées et confirmées par l’examen intrinsèque du livre.

Et d’abord un lecteur attentif a bientôt découvert dans l’auteur du second Évangile un disciple de saint Pierre. Le nom de cet apôtre est mentionné dans son récit en beaucoup d’endroits où saint Matthieu l’omet[12]. Quoiqu’il vise à la brièveté, il donne parfois des détails qui complètent saint Matthieu, et le plus souvent ces détails sont de telle nature que saint Pierre a pu seul, ou mieux que les autres, les fournir[13]. Il passe sous silence certains faits glorieux pour son maître[14], par exemple, la scène fameuse où Jésus l’établit comme le fondement de son Église, parce que l’humilité du chef des Apôtres la lui faisait taire sans doute dans ses prédications ; par contre, il insiste sur le reniement, que la prédication de saint Pierre devait souvent rappeler avec l’accent de la plus vive douleur[15].

Ensuite saint Marc donne à ses lecteurs de nombreuses explications ; il dit, par exemple, ce qu’il faut entendre par mains communes ou impures, par corban, par parascève : ce n’est donc pas à des Juifs convertis qu’il s’adresse principalement. En parlant de l’offrande de la veuve qui avait mis dans le tronc deux petites pièces de monnaie bien connues des Juifs et des Grecs, il en indique la valeur en monnaie romaine ; souvent il emprunte à la langue latine des mots qu’il n’explique même pas, centurio spiculator : c’est donc parmi les Romains et pour les Romains qu’il écrit.

Tous les anciens, à l’exception de saint Irénée[16], rapportent la composition de l’Évangile de saint Marc au temps de la première prédication de saint Pierre à Rome. Or saint Pierre arriva pour la première fois à Rome l’an 42, lors de la persécution d’Hérode Agrippa. Comme nous savons par d’autres témoignages qu’avant la mort de ce prince, laquelle arriva la septième année de son règne, l’an 43 de l’ère vulgaire, Pierre envoya son disciple prêcher à Alexandrie, c’est donc vers la fin de l’an 42, ou au commencement de l’an 43, que saint Marc composa son Évangile. Il l’écrivit en grec, langue prédominante dans l’Empire et généralement comprise à Rome à cette époque.

On a contesté l’authenticité des versets 9-20 du chapitre xvi ; au témoignage d’Eusèbe et de saint Jérôme, ce fragment manquait dans un certain nombre de manuscrits très-exacts[17], et l’on sait qu’il ne se trouve pas dans le célèbre manuscrit du Vatican. Mais, en faveur de son authenticité, nous avons la majeure partie de nos meilleurs manuscrits et la plupart des versions antiques antérieures aux manuscrits les plus anciens, la version Italique, la Peschito commune et la Peschito plus ancienne dont M. Cureton a retrouvé et publié des fragments considérables ; nous avons l’autorité de saint Irénée qui cite le verset 19[18]. En outre, dit M. Wallon, si l’on rejette les versets dont il s’agit, il faut terminer l’Évangile à ces mots : Car elles craignaient, et ce serait assurément chose bien singulière qu’un livre finissant sur un car. Enfin, M. Reithmayr a donné des raisons très-vraisemblables pour expliquer l’omission de ce passage dans certains manuscrits : on commença par l’écarter de la lecture publique dans certaines églises, soit parce que quelques-uns le croyaient, par erreur, opposé à saint Matthieu sur le moment de la résurrection, soit plutôt à cause de la différence d’usages dans la célébration de la fête de Pâques, les chrétiens d’Alexandrie terminant le jeûne quadragésimal au milieu de la nuit du samedi saint au dimanche, et ceux de Rome le dimanche matin seulement[19]. Omis en certains lieux dans la lecture ecclésiastique, ce fragment dut l’être aussi par plusieurs copistes.

  1. De Evangeliis, t. I, p. 35 et sv., et in Marcum Commentarium, appendix I.
  2. Chap. i, 7 ; vii, 25, al.
  3. I Pierre, v, 13.
  4. Il se trouvait souvent, dans les premières assemblées des chrétiens, des personnes de différents pays et de langues diverses ; il était donc nécessaire qu’il y eût des interprètes pour traduire aux étrangers dans leurs langues propres ce que les Apôtres disaient en la langue du lieu. Saint Paul fait allusion à ces interprètes. I Cor. xiv, 5. Baronius.
  5. Voy. p. 30, note 1, ce que nous avons dit de Papias.
  6. Ap. Euseb. Hist. Eccl., iii, 39.
  7. Ibid, ii, 15.
  8. Ibid, vi, 25.
  9. Contra Marc. iv, 2, 5.
  10. Adv. Hæres. III, i, 1, et x, 6.
  11. De Viris illustr., viii.
  12. Comp. Marc, i, 36 ; v. 37, 38 et Matth. ix, 22 ; Marc, xi, 21 et Matth., xxi, 20 ; Marc, xiii, 3, 4 et Matth. xxiv, 3 ; Marc, xiv, 37 et Matth. xxvi, 40 ; Marc, xxi, 7 et Matth. xxviii, 7.
  13. Voyez Marc, i, 29 sv. 36 ; v, 37 sv. ; ix, 1, 2, 5, 9 ; xiii, 3, 4 ; xiv, 13 15, 37, 40.
  14. Voy. Matth. x, 2 ; xiv, 28-31 ; xvi, 17-19 ; xvii, 23-26.
  15. Cette dernière observation était déjà faite par Eusèbe, Demonstr. evang., iii, 5.
  16. Quand même le texte de saint Irénée (adv. Hæres. III, i, 1) ne serait pas équivoque et n’admettrait pas les explications que le P. Patrizzi et d’autres savants ont essayé de lui donner, on comprend que l’autorité d’un seul Père doit s’effacer devant un ensemble si imposant de témoignages contraires.
  17. Tout en faisant cette remarque, ces deux écrivains n’en restèrent pas moins convaincus de l’authenticité du passage en question.
  18. Adv. Hæres. III, xi, 6.
  19. Voy. Marc, xvi, 9.