Les Quatre Évangiles (Crampon 1864)/Matthieu/27

Traduction par Augustin Crampon.
Tolra et Haton (p. 158-165).
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saint Matthieu


CHAPITRE XXVII


CONSEIL TENU CONTRE JÉSUS. — DÉSESPOIR DE JUDAS. — JÉSUS DEVANT PILATE. — BABABBAS. — COURONNE D’ÉPINES. — CALVAIRE. — MORT ET SÉPULTURE DE JÉSUS-CHRIST. — GARDES AU SÉPULCRE (Marc, xv ; Luc, xxiii ; Jean, xviii, xix).


1 Dès le matin, tous les Princes des prêtres et les Anciens du peuple tinrent conseil contre Jésus pour le faire mourir[1]. Et, l’ayant lié, ils l’emmenèrent et le livrèrent au gouverneur Ponce Pilate[2].

3 Judas, celui qui le trahit, voyant qu’il était condamné, fut touché de repentir, et reporta les trente pièces d’argent aux Princes des prêtres et aux Anciens, disant : J’ai péché en livrant le sang innocent. Ils répondirent : Que nous importe ? c’est votre affaire. Alors, ayant jeté l’argent dans le temple, il se retira et alla se pendre. Mais les Princes des prêtres, ayant pris l’argent, dirent : Il n’est pas permis de le mettre dans le trésor, parce que c’est le prix du sang. Et, après s’être consultés entre eux, ils en achetèrent le champ d’un potier[3] pour la sépulture des étrangers. C’est pourquoi ce champ est encore aujourd’hui appelé Haceldama, c’est-à-dire le champ du sang. Alors fut accomplie la parole du prophète Jérémie : « Ils ont reçu trente pièces d’argent, prix de celui dont les enfants d’Israël ont estimé la valeur ; et ils les ont données pour le champ d’un potier, comme le Seigneur me l’a ordonné[4]. »

11 Or Jésus comparut devant le gouverneur[5], et le gouverneur l’interrogea en disant : Êtes-vous le roi des Juifs ? Jésus lui répondit : Vous le dites. Et comme les Princes des prêtres et les Anciens l’accusaient, il ne répondit rien. Alors Pilate lui dit : N’entendez-vous pas de combien de choses ils vous accusent ? Mais il ne répondit à aucun grief, de sorte que le gouverneur en était dans l’admiration[6].

15 Chaque année, à la fête de Pâque, le gouverneur avait coutume d’accorder au peuple la délivrance d’un prisonnier, de celui qu’il souhaitait. Or il y avait alors dans la prison un criminel fameux, nommé Barabbas. Les ayant donc assemblés, Pilate leur dit : Lequel voulez-vous que je vous délivre, Barabbas, ou Jésus appelé Christ ? Car il savait que c’était par envie qu’ils l’avaient livré[7]. Pendant qu’il siégeait sur son tribunal, sa femme[8] lui envoya dire : N’ayez rien à démêler avec ce juste ; car j’ai été aujourd’hui étrangement tourmentée dans un songe à cause de lui. — Mais les Princes des prêtres et les Anciens persuadèrent au peuple de demander Barabbas, et de faire périr Jésus. Aussi, lorsque le gouverneur, prenant la parole, leur dit : Lequel des deux voulez-vous que je vous délivre ? ils répondirent : Barabbas. Pilate leur dit : Que ferai-je donc de Jésus, appelé Christ ? Ils répondirent : Qu’il soit crucifié. Le gouverneur leur dit : Quel mal a-t-il donc fait ? Mais ils criaient encore plus fort : Qu’il soit crucifié. Pilate voyant qu’il ne gagnait rien, mais que le tumulte allait toujours croissant, prit de l’eau et se lava les mains devant le peuple, en disant : Je suis innocent du sang de ce juste : à vous d’en répondre. Et tout le peuple dit : Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants. Alors il leur accorda la délivrance de Barabbas ; et, après avoir fait flageller Jésus[9], il le leur livra pour être crucifié[10].

27 Les soldats[11] du gouverneur amenèrent Jésus dans le prétoire[12] et rassemblèrent autour de lui toute la cohorte[13]. Et l’ayant dépouillé, ils jetèrent sur lui un manteau d’écarlate[14]. Puis, tressant une couronne d’épines, ils la mirent sur sa tête, et fléchissant le genou devant lui, ils lui disaient par dérision : Salut, roi des Juifs. Ils lui crachaient aussi au visage, et prenant son roseau, ils en frappaient sa tête. Après s’être ainsi joués de lui, ils lui ôtèrent le manteau, lui remirent ses vêtements et l’emmenèrent pour le crucifier.

32 Comme ils sortaient de la ville, ils trouvèrent un homme de Cyrène[15] nommé Simon, qu’ils contraignirent de porter la croix de Jésus. Ils arrivèrent ainsi au lieu appelé Golgotha, c’est-à-dire, le lieu du Calvaire[16]. Là, on lui donna à boire du vin mêlé avec du fiel[17] ; mais, l’ayant goûté, il ne le voulut pas boire. Quand ils l’eurent crucifié, ils se partagèrent ses vêtements[18], en les jetant au sort, afin que s’accomplit la parole du Prophète : « Ils se sont partagé mes vêtements, et ont jeté ma robe au sort[19]. » Et, s’étant assis, ils le gardaient[20]. Et au-dessus de sa tête ils mirent une inscription qai marquait la cause de son supplice : C’est Jésus, roi des Juifs. En même temps, on crucifia avec lui deux voleurs, l’un à sa droite et l’autre à sa gauche. Et les passants le blasphémaient, branlant la tête, et disant : Toi, qui détruis le temple de Dieu et le rebâtis en trois jours[21], que ne te sauves-tu toi-même ? Si tu es le Fils de Dieu, descends de la croix. Les Princes des prêtres, l’insultant aussi avec les Scribes et les Anciens, disaient : Il a sauvé les autres, et il ne peut se sauver lui-même ; s’il est le roi d’Israël, qu’il descende maintenant de la croix, et nous croirons en lui. Il s’est confié en Dieu : si Dieu l’aime, qu’il le délivre maintenant ; car il a dit : Je suis le Fils de Dieu. Les voleurs qui étaient en croix avec lui, lui adressaient les mêmes reproches[22].

45 Or, depuis la sixième heure jusqu’à la neuvième[23], les ténèbres couvrirent toute la terre. Et vers la neuvième heure, Jésus jeta un grand cri, disant : Eli, Eli, lamma Sabacthani, c’est-à-dire, mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné ?[24] Entendant cela, quelques-uns de ceux qui étaient présents disaient : Il appelle Élie. Et aussitôt l’un d’eux courut prendre une éponge qu’il emplit de vinaigre, et, la mettant au bout d’un roseau, il lui présenta à boire[25]. Les autres disaient : Attendez ; voyons si Élie le viendra délivrer. Mais Jésus, jetant encore un grand cri, rendit l’esprit. Et voilà que le voile du temple[26] fut déchiré en deux, depuis le haut jusqu’en bas, et la terre trembla, les rochers se fendirent[27], les sépulcres s’ouvrirent et plusieurs corps des saints qui étaient morts, ressuscitèrent, et, sortant de leur tombeau, ils vinrent dans la ville sainte et apparurent à plusieurs[28]. Le centurion et ceux qui avec lui gardaient Jésus, voyant le tremblement de terre et tout ce qui se passait, furent saisis d’une grande crainte, et dirent : Cet homme était vraiment le Fils de Dieu. Il y avait là aussi, à quelque distance de la croix, plusieurs femmes qui avaient suivi Jésus depuis la Galilée, pourvoyant à ce qui lui était nécessaire. Parmi elles étaient Marie-Madeleine, Marie, mère de Jacques et de Joseph, et la mère des fils de Zébédée.

57 Sur le soir, un homme riche d’Arimathie, nommé Joseph, qui était aussi un disciple de Jésus, vint trouver Pilate, et lui demanda le corps de Jésus. Alors Pilate ordonna que le corps lui fût remis. Ayant donc reçu le corps, Joseph l’enveloppa dans un linceul blanc, et le déposa dans le sépulcre neuf, qu’il s’était fait tailler dans le roc, et, ayant roulé une grosse pierre à l’entrée du sépulcre[29], il s’en alla. Or, Marie-Madeleine et l’autre Marie étaient là, assises vis-à-vis du sépulcre.

62 Le lendemain, qui était le samedi[30], les Princes des prêtres et les Pharisiens vinrent ensemble trouver Pilate, et lui dirent : Seigneur, nous nous sommes rappelé que cet imposteur, lorsqu’il vivait encore, a dit : Après trois jours, je ressusciterai ; commandez donc que son sépulcre soit gardé jusqu’au troisième jour, de peur que ses disciples ne viennent dérober le corps et ne disent au peuple : Il est ressuscité d’entre les morts ; et la dernière erreur serait pire que la première[31]. Pilate leur répondit : Vous avez des gardes ; allez, gardez-le comme vous l’entendez. Ils s’en allèrent donc, et ils s’assurèrent du sépulcre en en scellant la pierre et en y mettant des gardes.

  1. Pourquoi le Sanhédrin s’assemble-t-il une seconde fois ? Quelques-uns répondent : la première réunion avait été tumultueuse ; d’autres : beaucoup de membres n’y avaient pas assisté. La véritable raison, à notre avis, est que la Loi ordonnait expressément que les sentences de mort fussent rendues pendant le jour.
  2. Césarée était la résidence ordinaire des procurateurs de la Judée ; mais un administrateur devait visiter, à certaines époques de l’année, les principales villes de sa juridiction, et l’on comprend qu’il ait dû surtout venir à Jérusalem pendant les jours où la fête de Pâque y attirait tous les Juifs. Ceux-ci amenèrent donc Jésus à Pilate, pour qu’il leur permît d’exécuter la sentence de mort qu’ils venaient de prononcer. En effet, les Romains les avaient dépouillés du droit du glaive, et Josèphe et Tacite nous apprennent que ce droit qui devait, en règle générale, n’appartenir qu’au préteur de la province romaine de Syrie, dont la Judée faisait partie, avait été, par exception, accordé plusieurs fois aux procurateurs de Judée, et exercé par eux. Wallon.
  3. Un champ exploité par un potier, qui en avait épuisé toute l’argile.
  4. Cette citation, empruntée à Zacharie (xi, 13), est rapportée assez librement. La version syriaque est ici beaucoup plus exacte que le grec et la Vulgate : Je pris les trente pièces d’argent… et je les donnai, etc. Le Hir.
  5. Le récit de saint Matthieu doit être complété par celui de saint Jean, xviii, 29 sv.
  6. Il admirait son calme et sa patience en face de la mort.
  7. Il espérait que le peuple se laisserait moins entraîner par la passion, et demanderait la liberté de Jésus.
  8. La loi romaine défendait aux gouverneurs d’emmener avec eux leurs femmes dans les provinces. Mais la coutume contraire prévalut, et nous voyons, dans Tacite, Agrippine accompagner Germanicus en Germanie, puis en Orient (Annal. I, 40, 41 ; 11, 54 ; comp. III, 33 et 34).
  9. Nous pensons qu’il n’y eut qu’une seule flagellation, que saint Jean place avec raison, ainsi que le couronnement d’épines, avant la condamnation à mort. Il est difficile de dire quelle était la pensée de Pilate en ordonnant ce supplice : la flagellation devait être, selon les circonstances, ou un châtiment distinct, ou la torture, ou un commencement d’exécution capitale ; car le malheureux, qui voyait l’innocence de Jésus et craignait de déplaire aux Juifs, ne savait trop ce qu’il faisait.
  10. « Lave tes mains, Pilate, elles sont teintes du sang innocent ! Tu as octroyé par faiblesse, tu n’es pas moins coupable que si tu l’avais sacrifié par méchanceté. Les générations ont redit jusqu’à nous : « Le Juste a souffert sous Ponce-Pilate ! Passus est sub Pontio Pilato. »
  11. Ce vers commence en latin et en grec par alors ; mais on a pu se convaincre en beaucoup de passages que cet adverbe, et d’autres semblables, n’ont pas de signification bien précise dans saint Matthieu.
  12. Le palais du procurateur, autrefois palais d’Hérode, bâti près du temple et donnant dans la citadelle Antonia.
  13. C’est-à-dire la plus grande partie. Une cohorte se composait tantôt de 423, tantôt de 600 soldats ; il y en avait cinq à Césarée et une à Jérusalem.
  14. Un manteau de soldat ; il descendait jusqu’aux genoux, et il était arrêté par une agrafe sur l’épaule droite, de manière à couvrir seulement le côté gauche du corps.
  15. Capitale de la Cyrénaïque, province d’Afrique, où il y avait beaucoup de Juifs, au témoignage de Josèphe. — Les condamnés portaient eux-mêmes leur croix, et Jésus avait porté la sienne jusqu’en avant de la ville.
  16. Sur la signification des mots Golgotha et Calvaire, voy. Jean, xix, 17, note. C’était une colline au N.-O. de Jérusalem, autrefois hors des murs de la ville, avant l’existence du troisième mur d’enceinte que l’on ne commença à bâtir que sous l’empereur Claude. (Josèphe, Bell. Jud. V, iv, 2.) Voy. Schubert (Reise in das Morgenland, II, 502 sv.) et Schultz (Jerusalem, p. 100), deux voyageurs protestants modernes d’une science et d’une impartialité incontestables, qui admettent comme certaine et confirment la tradition catholique sur l’emplacement du Calvaire et du Saint-Sépulcre.
  17. C’est-à-dire, une substance amère, que saint Marc appelle myrrhe. Mêlée avec le vin, elle formait un breuvage que l’on donnait aux condamnés avant le supplice, afin qu’ils sentissent moins la douleur ; car la myrrhe cause une sorte de vertige.
  18. Selon l’usage romain. Comme ils étaient quatre (Jean, xix, 23), ils coupèrent en quatre parties le manteau de Jésus, et tirèrent au sort sa robe ou tunique.
  19. Ps. xxi, 19.
  20. Une garde restait auprès des crucifiés jusqu’à ce qu’ils fussent morts.
  21. Voy. xxvi, 61.
  22. Mais l’un des deux, dit le P. Patrizzi après la plupart des anciens, ne tarda pas à changer de sentiments (Luc, xxiii, 39 St.). Le Dr Beelen, rapprochant Luc, xxiii, 45 de Matth. xxvii, 45, rejette cette explication, et donne celle-ci : S. Matthieu, tout en sachant bien qu’un des deux larrons seulement avait insulté Jésus, se sert de la forme plurielle pour mieux rendre cette pensée générale, que le Sauveur reçut des opprobres et des injures de tous ceux qui étaient là. On trouve dans les écrivains profanes de semblables inexactitudes matérielles, qui ne sont que dans la forme.
  23. De midi à trois heures.
  24. Ps. xxi, 2. La nature humaine du Christ, dit très-bien Arnoldi, sentit tellement l’excès de la douleur, qu’il lui sembla, comme c’était vrai, ne pouvoir supporter plus longtemps par elle-même les souffrances auxquelles le Verbe l’avait livrée, et elle se plaint ingénûment d’y être en proie. »
  25. Jésus en avait témoigné le désir (Jean, xix, 28). Ce vinaigre était la posca, boisson ordinaire des soldats romains, espèce de mauvais vin, ou de vinaigre mêlé d’eau.
  26. Le voile étendu devant le Saint des Saints. La signification symbolique de cette déchirure est expliquée Luc, xxiii, 45.
  27. « Je suis de ceux qui peuvent attester que les fentes du rocher du Golgotha ne sont pas naturelles : un déiste anglais se fit chrétien après avoir constaté ce prodige. Les voyageurs anglais Maudrell et Shaw ont également remarqué que le rocher est fendu à contre-sens des veines. » Poujoulat. — Saint Jacques le mineur, apôtre.
  28. La plupart des interprètes pensent qu’il s’agit de pieux personnages morts récemment, tels que Ste Anne, S. Joseph, Ste Élisabeth, etc., puisqu’on les reconnut dans Jérusalem ; qu’ils ne ressuscitèrent que le dimanche suivant, S. Paul (Col. I, 18) appelant N.-S. le premier né d’entre les morts ; enfin, qu’ils reprirent un corps glorieux avec lequel ils montèrent au ciel à la suite de J.-C., le jour de l’Ascension.
  29. Voy. viii, vers. 28, note, une description des tombeaux en Palestine. Du dehors on roulait à l’entrée une grande pierre, pour empêcher les animaux d’y pénétrer.
  30. Litt. le jour d’après la préparation du sabbat.
  31. « Sans m’arrêter à prouver que les Apôtres eussent rencontré d’insurmontables obstacles, je dis qu’ils n’ont pu même avoir la pensée de cet enlèvement. En effet, ou ils croyaient que leur Maître ressusciterait dans trois jours, ou ils ne le croyaient pas, ou ils doutaient. S’ils croyaient à la promesse du Christ, pourquoi se fussent-ils exposés inutilement à des dangers certains ? Ils n’avaient besoin que d’attendre trois jours. — S’ils ne croyaient pas sa résurrection possible, ils jugeaient qu’ils avaient été trompés par lui, ils voyaient tomber, avec sa promesse de revenir à la vie, toutes celles qu’il leur avait faites ; l’entreprise, au succès de laquelle ils avaient cru, était anéantie sans ressource ! Dans cette situation, le plus simple bon sens et la timidité dont ils avaient donné des preuves, ne leur laissaient que l’alternative de se dérober aux regards des Juifs, ou de demander pardon pour l’imposture dont ils avaient été les innocents complices. — S’ils doutaient, le même bon sens et la même timidité leur disaient de se cacher pendant trois jours, pour savoir de quel côté se trouveraient la vérité et la puissance. — Dans toutes ces hypothèses, rien ne put leur suggérer l’idée d’enlever le corps du Crucifié. » Droz.