Les Quatre Évangiles (Crampon 1864)/Matthieu/26

Traduction par Augustin Crampon.
Tolra et Haton (p. 151-158).
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saint Matthieu


CHAPITRE XXVI


COMPLOT DES JUIFS (Marc, xiv, 1 ; Luc xxii, 1, sv.). — PARFUM RÉPANDU SUR LA TÊTE DE JÉSUS (ibid). — JUDAS PROMET DE LE LIVRER (ibid ; Jean, xii, 21). — INSTITUTION DE L’EUCHARISTIE (Marc, xiv, 12 sv. ; Luc, xxii, 7 sv.). — RENIEMENT DE SAINT PIERRE PRÉDIT (Marc, xiv, 30 ; Jean, xiii, 38). — AGONIE AU JARDIN DES OLIVIERS (Marc, xiv, 32 sv. ; Luc, xxii, 40 sv.). — JÉSUS TRAHI PAR JUDAS CONDUIT CHEZ CAÏPHE (Marc, xiv, 43 sv. ; Luc, xxii, 47 sv. ; Jean, xviii, 3 sv.). — PIERRE LE RENIE ET FAIT PÉNITENCE (Marc, xiv, 66 sv. ; Luc, xxii, 56 sv. ; Jean, xviii, 12 sv.).


1 Jésus ayant achevé tous ces discours, dit à ses disciples[1] : Vous savez que la Pâque se fera dans deux jours, et que le Fils de l’homme sera livré pour être crucifié. Alors les Princes des prêtres et les Anciens du peuple s’assemblèrent dans le palais du grand-prêtre, appelé Caïphe, et tinrent conseil pour se saisir de Jésus par ruse et le faire mourir[2]. Mais, disaient-ils, que ce ne soit pas pendant la fête, de peur qu’il ne s’élève quelque tumulte parmi le peuple[3].

Or, comme Jésus était à Béthanie[4], dans la maison de Simon le lépreux, une femme s’approcha de lui, tenant un vase d’albâtre plein d’un parfum de grand prix[5], et le répandit sur sa tête lorsqu’il était à table. Ce que voyant ses disciples[6], ils dirent avec indignation : À quoi bon cette perte ? Car on aurait pu vendre ce parfum une grosse somme d’argent et la donner aux pauvres. Mais Jésus, sachant leurs murmures[7], leur dit : Pourquoi inquiétez-vous cette femme ? C’est une bonne action qu’elle a faite à mon égard. Car vous avez toujours les pauvres avec vous ; mais moi, vous ne m’aurez pas toujours[8]. En répandant ce parfum sur mon corps, elle l’a fait en vue de ma sépulture. En vérité, je vous le dis, dans le monde entier, partout où sera prêché cet évangile, on racontera ce qu’elle a fait, et elle en sera louée.

14 Alors l’un des Douze, appelé Judas Iscariote, alla trouver les Princes des prêtres, et leur dit : Que voulez-vous me donner, et je vous le livrerai ? Ils convinrent avec lui de trente pièces d’argent[9]. Et, depuis ce moment, il cherchait une occasion favorable pour le livrer entre leurs mains.

17 Or, le premier jour des Azymes[10], les disciples vinrent trouver Jésus, et lui dirent : Où voulez-vous que nous préparions le repas pascal ? Jésus leur répondit : Allez dans la ville chez un tel[11] et dites-lui : Le Maître vous mande : Mon temps est proche, je ferai chez vous la Pâque avec mes disciples. Les disciples firent ce que Jésus leur avait commandé, et ils préparèrent la Pâque.

20 Le soir étant venu, il se mit à table avec ses douze disciples ; et pendant qu’ils mangeaient, il dit : En vérite, je vous le dis, un de vous me trahira. Et, pleins d’une grande tristesse, ils commencèrent chacun à lui demander : Est-ce moi, Seigneur ? Il leur répondit : Celui qui met avec moi la main dans le plat, est celui qui me trahira[12]. Pour ce qui est du Fils de l’homme, 24. il s’en va selon ce qui a été écrit de lui ; mais malheur à l’homme par qui le Fils de l’homme sera trahi ! Il vaudrait mieux pour lui qu’il ne fût pas né. Judas, celui qui le trahit, prenant aussi la parole : Est-ce moi, Maître ? dit-il. Tu l’as dit, répondit Jésus[13].

26 Pendant qu’ils soupaient[14], Jésus prit du pain ; et, l’ayant béni, il le rompit et le donna à ses disciples en disant : Prenez et mangez, ceci est mon corps. Et prenant le calice, il rendit grâces et le leur donna en disant : Buvez-en tous : car ceci est mon sang, le sang de la nouvelle alliance, qui sera répandu pour un grand nombre en rémission des péchés[15]. Or, je vous le dis, je ne boirai plus désormais de ce fruit de la vigne, jusqu’au jour où je le boirai nouveau avec vous dans le royaume de mon Père[16]. Et, après le chant de l’hymne[17], ils s’en allèrent au jardin des Oliviers.

31 Alors Jésus leur dit : Vous serez tous scandalisés cette nuit à cause de moi[18], car il est écrit : « Je frapperai le pasteur, et les brebis du troupeau seront dispersées[19]. » Mais après que je serai ressuscité, je vous précéderai en Galilée. Pierre, prenant la parole, lui dit : Quand tous se scandaliseraient à votre sujet, pour moi, je ne me scandaliserai jamais. Jésus lui dit : Je te le dis, en vérité, cette nuit même, avant que le coq chante, tu me renieras trois fois. Pierre lui dit : Quand il me faudrait mourir avec vous, je ne vous renierai point. Et tous les autres disciples dirent de même.

36 Alors Jésus vint avec eux en un lieu appelé Gethsémani[20], et dit à ses disciples : Demeurez ici pendant que j’irai là pour prier. Et ayant pris avec lui Pierre et les deux fils de Zébédée, il commença à être triste et affligé. Alors il leur dit : Mon âme est triste jusqu’à la mort ; demeurez ici et veillez avec moi[21]. Et, s’étant un peu avancé, il se prosterna la face contre terre, priant et disant : Mon Père, s’il est possible, que ce calice passe loin de moi ! Cependant, non pas comme je veux, mais comme vous voulez. Il vint ensuite à ses disciples, et les trouvant endormis, il dit à Pierre : Ainsi vous n’avez pu veiller une heure avec moi ! Veillez et priez, afin que vous n’entriez point en tentation[22] ; l’esprit est prompt, mais la chair est faible. Il s’en alla une seconde fois, et pria, disant : Mon Père, si ce calice ne peut passer sans que je le boive, que votre volonté se fasse. Étant venu de nouveau, il les trouva encore endormis, car leurs yeux étaient appesantis. Il les laissa, et s’en alla prier pour la troisième fois, disant les mêmes paroles. Puis il revint à ses disciples et leur dit : Dormez maintenant et vous reposez[23] ; voici que l’heure approche, où le Fils de l’homme sera livré aux mains des pécheurs. Levez-vous, allons, celui qui doit me trahir est près d’ici.

47 Il parlait encore, lorsque Judas, un des Douze, arriva, et avec lui une troupe nombreuse de gens armés d’épées et de bâtons, envoyée par les Princes des prêtres et les Anciens du peuple. Or celui qui le trahit leur avait donné ce signal : Celui que je baiserai, c’est lui, arrêtez-le. Et aussitôt, s’approchant de Jésus, il dit : Salut, Maître, et il le baisa. Jésus lui dit : Mon ami, dans quel dessein es-tu venu ? En même temps ils s’avancèrent, se jetèrent sur Jésus et se saisirent de lui. Et voilà qu’un de ceux qui étaient avec Jésus[24], étendant la main[25] et tirant son glaive, en frappa un des serviteurs du grand-prêtre[26] et lui coupa l’oreille. Alors Jésus lui dit : Remets ton glaive en son lieu ; car tous ceux qui prendront le glaive, périront par le glaive[27]. Penses-tu que je ne puisse prier mon Père, et il m’enverrait aussitôt plus de douze légions d’anges ? Comment donc s’accompliront les Écritures, qui attestent qu’il doit être fait ainsi ? En même temps, Jésus dit à cette troupe : Vous êtes venus à moi, comme à un voleur, avec des épées et des bâtons pour me prendre. J’étais tous les jours assis parmi vous enseignant dans le temple, et vous ne m’avez point pris. Mais tout cela s’est fait, afin que s’accomplissent les oracles des prophètes. Alors tous les disciples l’abandonnèrent et s’enfuirent.

57 Ayant donc pris Jésus, ils l’emmenèrent chez Caïphe[28] le grand-prêtre, où s’étaient assemblés les Scribes et les Anciens du peuple. Or Pierre le suivit de loin jusque dans la cour du grand-prêtre[29], et, y étant entré, il s’assit avec les serviteurs pour voir la fin. Cependant les Princes des prêtres et tout le conseil cherchaient un faux témoignage contre Jésus pour le faire mourir. Et ils n’en trouvèrent point, quoique plusieurs faux témoins se fussent présentés. Enfin il vint deux faux témoins qui dirent : Cet homme a dit : Je puis détruire le temple de Dieu et le rebâtir en trois jours[30]. Et le grand-prêtre, se levant, lui dit : Vous ne répondez rien à ce que déposent ceux-ci contre vous. Mais Jésus se taisait. Et le grand-prêtre lui dit : Je vous adjure par le Dieu vivant de nous dire si vous êtes le Christ, le Fils de Dieu ? Jésus lui répondit : Vous l’avez dit[31] ; oui, je vous le dis, vous verrez un jour le Fils de l’homme assis à la droite de la majesté divine et venant dans les nuées du ciel. Alors le grand-prêtre déchira ses vêtements, en disant : Il a blasphémé, qu’avons-nous encore besoin de témoins ? Vous venez d’entendre le blasphème : que vous semble ? Ils répondirent : Il mérite la mort. Alors ils lui crachèrent au visage, et le frappèrent avec le poing ; d’autres le souffletèrent en disant : Christ, prophétise-nous qui est celui qui t’a frappé.

69 Cependant Pierre était au dehors assis dans la cour[32], et une servante l’abordant lui dit : Vous aussi vous étiez avec Jésus le Galiléen. Mais il le nia devant tous en disant : Je ne sais ce que vous dites. Et, comme il sortait dans le vestibule, une autre servante le vit et dit à ceux qui étaient là : Celui-ci aussi était avec Jésus de Nazareth. Et il le nia une seconde fois avec serment : Je ne connais point cet homme. Ceux qui étaient là s’approchèrent de Pierre, lui disant : Certainement vous êtes aussi de ces gens-là, car votre langage même vous trahit[33]. Alors il se mit à faire des imprécations et à jurer qu’il ne connaissait point cet homme : et aussitôt le coq chanta. Et Pierre se ressouvint de la parole que Jésus lui avait dite : Avant que le coq chante, tu me renieras trois fois ; et, étant sorti dehors, il pleura amèrement.

  1. N.-S. était retourné le mardi soir à Béthanie, où il resta jusqu’au jeudi ; c’est pendant la route, ou dans la maison de Lazare, qu’il prononça les discours du chap. xxv, auquel se rattachent les deux 1ers vers. du chap. xxvi.
  2. C’était le mercredi. À cause de ce conseil et de la trahison de Judas (vers. 14), on jeûnait autrefois ce jour-là dans l’Église.
  3. Le jour de la fête, il y avait à Jérusalem un grand concours de peuple.
  4. Le samedi précédent. Voy. Jean, xii, 1-8.
  5. Il valait 300 deniers, dit saint Marc, c’est-à-dire un peu plus de 150 francs.
  6. Saint Jean ne nomme que Judas. D’autres témoignèrent peut-être leur étonnement par quelques gestes.
  7. Il semble qu’ils n’osaient pas la murmurer tout haut. Mais Jésus voyait leurs sentiments.
  8. Visiblement, comme aujourd’hui.
  9. 30 sicles, un peu moins de 100 fr. C’était le prix d’un esclave (Exod., xxi, 32). Joseph avait été vendu une somme pareille à des marchands ismaélites.
  10. Le jeudi matin, 14 nisan. Azymes, c’est-à-dire, pains sans levain. Pendant les 7 jours de la fête de Pâque, les Juifs ne pouvaient manger de pain levé.
  11. Un des disciples de Jésus. Celui-ci ne le nomma pas de peur que Judas ne connût d’avance le lieu de la réunion (Théophylacte. Comp. Marc, xiv, 13).
  12. Sens : C’est un de ceux qui mangent avec moi, un commensal, un ami, qui doit me trahir. Patrizzi. — Kuinœl ajoute que Notre-Seigneur dut prononcer ces paroles d’une voix émue pour faire sentir au traître son ingratitude (comp. Luc, xxii, 21, note).
  13. Le Père Patrizzi, après saint Augustin, pense que la réponse de Notre-Seigneur fut faite de telle sorte que les disciples ne l’entendirent pas.
  14. Ce qui va être raconté est donc quelque chose de distinct de la manducation de l’agneau pascal.
  15. Comme l’alliance que Dieu fit avec les Juifs fut scellée par le sang (Exod., xxiv, 8 sv.), de même la nouvelle alliance que Dieu contracte avec le genre humain tout entier, est conclue, scellée et confirmée par mon sang.

    Ainsi fut instituée, dans la dernière cène, le sacrement de l’Eucharistie, dont on trouve la promesse au chap. vi de S. Jean. Dans ce sacrement, dit le concile de Trente, est le corps et le sang, l’âme et la divinité de N.-S. J.-C., véritablement, réellement, substantiellement, et non comme dans un signe, dans une image, ou quant à sa vertu (Sess. xiii, can. 1). L’Église catholique comprend les paroles de l’institution d’une manière absolue, dans leur sens littéral, et non dans un sens figuré ; elle s’en tient au mot clairement et nettement exprimé est, et n’en fait pas signifie. Cette interprétation littérale est reconnue par J.-C. lui-même comme l’interprétation juste et vraie (Jean, vi, 61, 67).

  16. Sens : C’est le dernier repas que je prends avec vous jusqu’au jour où nous serons assis dans le royaume de mon Père au banquet de l’éternelle félicité : le ciel est souvent présenté sous l’image d’un festin (comp. Luc, xxii, 29-30). Ces paroles sont mieux placées par saint Luc (xxii, 16-18) avant l’institution de l’Eucharistie.
  17. On récitait avant la cène pascale les Psaumes cxiii et cxiv, et après, les Psaumes cxv-cxviii, que les Juifs appellent l’Hymne par excellence.
  18. Vous chancellerez dans votre foi, et vous m’abandonnerez.
  19. Zachar. xiii, 7.
  20. Voyez Marc, xiv, 32.
  21. Le Fils de Dieu ayant uni la nature humaine à sa nature divine, était accessible aux sentiments humains de tristesse et de douleur. Toutefois, comme le remarque saint Augustin, ce n’est pas qu’il y fût obligé, mais c’est qu’il le voulut ; car, de même qu’il n’a pris la nature humaine en général que par un acte de sa liberté divine, de même aussi tout ce qu’il souffrit en tant qu’homme a été absolument libre. Voyant donc sa passion approcher, il la commence par cette immense tristesse : toutes les puissances de son humanité s’effrayent à la vue de l’œuvre qu’il va accomplir, et sa volonté humaine fait même entendre le vœu que le calice de sa passion, en tant que cela pouvait être la volonté de Dieu, lui soit épargné.
  22. Celle qui est exprimée au vers. 31.
  23. Fritzsche et Meyer, après saint Chrysostome, voient dans ces paroles un reproche ironique. Saint Augustin pense, au contraire, que Notre-Seigneur commanda à ses Apôtres de prendre un peu de repos avant l’arrivée de ses ennemis.
  24. S. Pierre (Jean, xviii, 10).
  25. La portant à la garde de son épée.
  26. Nommé Malchus.
  27. Locution proverbiale, que Notre-Seigneur rappelle pour réprimer l’ardeur de saint Pierre.
  28. Suivant le récit plus détaillé de saint Jean, Jésus fut d’abord conduit chez Anne, beau-père de Caïphe, et, de là, devant ce dernier.
  29. Anne.
  30. Voy. Jean, ii, 19.
  31. Oui, je le suis. Jésus atteste par un serment solennel, devant le conseil suprême de la nation, sa divinité et sa qualité de Messie et de Juge souverain de l’univers.
  32. Sur le temps et le lieu des trois reniements de saint Pierre, voir Marc, xiv, 66.
  33. Montre que vous êtes Galiléen, et par conséquent disciple de Jésus.