Les Quatre Évangiles (Crampon 1864)/Matthieu/20

Traduction par Augustin Crampon.
Tolra et Haton (p. 122-125).
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saint Matthieu


CHAPITRE XX


PARABOLE DES OUVRIERS. — PASSION PRÉDITE (Marc, X, 32-34). — AMBITION DES FILS DE ZÉBÉDÉE (Marc, x, 33-45). — GUÉRISON DE DEUX AVEUGLES AU SORTIR DE JERICHO (Marc, x, 46-52).


1 Le royaume des cieux est semblable à un père de famille qui sortit de grand matin, afin de louer des ouvriers pour sa vigne. Or, étant convenu avec les ouvriers d’un denier[1] par jour, il les envoya à sa vigne. Vers la troisième heure[2] il sortit de nouveau, et en vit d’autres qui se tenaient oisifs sur la place publique. Il leur dit : Allez, vous aussi, à ma vigne, et ce qui sera juste, je vous le donnerai ; et ils y allèrent. Il sortit encore vers la sixième et vers la neuvième heure, et fit la même chose. Enfin, étant sorti vers la onzième heure, il en trouva d’autres qui étaient là oisifs, et il leur dit : Pourquoi êtes-vous ici tout le jour sans rien faire ? Ils répondirent : Parce que personne ne nous a loués. Il leur dit : Allez, vous aussi, à ma vigne. Le soir étant venu, le maître de la vigne dit à son intendant : Appelez les ouvriers et payez-les, en commençant par les derniers jusqu’aux premiers. Ceux donc qui étaient venus vers la onzième heure s’étant présentés, reçurent chacun un denier. Les premiers, venant ensuite, pensaient qu’ils recevraient davantage ; mais ils reçurent aussi chacun un denier. Et, en le recevant, ils murmuraient contre le père de famille, en disant : Ces derniers ont travaillé une heure, et vous les faites égaux à nous, qui avons porté le poids du jour et de la chaleur. Mais, s’adressant à l’un d’eux, le maître répondit : Mon ami, je ne vous fais point d’injustice : n’êtes-vous pas convenu avec moi d’un denier ? Prenez ce qui est à vous, et vous en allez. Je veux donner à ce dernier autant qu’à vous. Est-ce qu’il ne m’est pas permis de faire ce que je veux[3] ? et votre œil est-il mauvais parce que je suis bon[4] ? Ainsi les derniers seront les premiers, et les premiers, les derniers ; car beaucoup sont appelés, mais peu sont élus[5].

17 Or Jésus, montant à Jérusalem, prit à part ses douze disciples et leur dit : Voilà que nous montons à Jérusalem[6], et le Fils de l’homme sera livré aux Princes des prêtres et aux Scribes, qui le condamneront à mort, et le livreront aux Gentils pour être moqué, flagellé et crucifié ; et il ressuscitera le troisième jour.

20 Alors la mère des fils de Zébédée[7] s’approcha de Jésus avec ses fils, et se prosterna devant lui pour lui demander quelque chose. Il lui dit : Que voulez-vous ? Elle répondit : Ordonnez que mes deux fils, que voici, soient assis l’un à votre droite, l’autre à votre gauche, dans votre royaume[8]. Jésus leur dit[9] : Vous ne savez ce que vous demandez. Pouvez-vous boire le calice que je dois boire ? Nous le pouvons, lui dirent-ils. Il leur répondit : Vous boirez en effet mon calice ; mais d’être assis à ma droite ou à ma gauche, ce n’est pas à moi de l’accorder ; ce sera le partage de ceux à qui mon Père l’a réservé. Entendant cela, les dix autres furent indignés contre les deux frères. Mais Jésus, les ayant fait venir près de lui, leur dit : Vous savez que les princes des nations leur commandent en maîtres, et que les grands exercent sur elles l’empire. Il n’en sera pas ainsi parmi vous ; mais quiconque, parmi vous, voudra devenir le plus grand, qu’il se fasse votre serviteur[10], et quiconque, parmi vous, voudra être le premier, qu’il se fasse votre esclave, comme le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir, et donner sa vie pour la rédemption d’un grand nombre[11].

29 Comme ils sortaient de Jéricho, une grande foule le suivit. Et voilà que deux aveugles, qui étaient assis sur le bord du chemin, entendant dire que Jésus passait, s’écrièrent : Seigneur, fils de David[12], ayez pitié de nous. Et la foule les gourmandait pour les faire taire ; mais ils n’en criaient que plus haut encore : Seigneur, fils de David, ayez pitié de nous. Jésus, s’arrêtant, les appela et dit : Que voulez-vous que je vous fasse ? Seigneur, lui dirent-ils, que nos yeux soient ouverts. Ému de compassion pour eux, Jésus toucha leurs yeux, et aussitôt ils recouvrèrent la vue et le suivirent[13].

  1. Un peu plus de 50 centimes.
  2. Neuf heures, la première heure du jour correspondant à nos six heures du matin.
  3. Le grec ajoute : de mes biens.
  4. L’œil mauvais, dans la Bible, c’est l’image de l’avarice et de l’envie.

    Le père de famille, c’est Dieu ; la vigne, l’Église ; les ouvriers, les hommes ; la place publique, le monde, où, avant la vocation de Dieu, tous se tiennent comme oisifs : l’intendant, Jésus-Christ ; enfin, le denier, la vie éternelle. Dieu a appelé ses ouvriers à sa vigne à des époques différentes, d’Adam à Moïse, de Moïse à Jésus-Christ, de Jésus-Christ jusqu’à nos jours. Parmi les individus, — les uns ont servi Dieu dès leur jeunesse, d’autres ne sont venus à lui qu’à l’heure de la mort ; quelques-uns ont peu vécu, d’autres ont fourni une longue carrière : à tous Dieu donnera pour récompense la vie éternelle.

  5. Ne vous étonnez pas que, dans le royaume du ciel, les derniers soient les premiers, et les premiers, les derniers ; car, ce qui est bien plus terrible, il y en a même beaucoup d’appelés qui ne sont pas élus, et n’arrivent pas à la béatitude éternelle. Suarez.

    Un certain nombre d’interprètes et de théologiens expliquent autrement ce passage célèbre : « Il est manifeste, dit le P. Lacordaire, que la difficulté de la parabole ne consiste pas dans le petit nombre des ouvriers récompensés de leur travail ; elle consiste, au contraire, en ce que, tous étant récompensés, ceux qui paraissent avoir le moins de mérite, sont aussi bien traités que les autres. Et l’explication qui en est donnée est celle-ci : C’est que les premiers seront les derniers, etc. Mais cette explication étant obscure elle-même, le père de famille l’éclaircit par ce mot final : Car il y a beaucoup d’appelés et peu d’élus. Ce qui veut dire, non pas qu’il y ait peu d’hommes sauvés, conclusion qui n’aurait aucun rapport avec la parabole, ou même la contredirait ; mais que beaucoup étant appelés par une grâce commune, de premiers qu’ils étaient, deviennent les derniers, tandis que quelques-uns étant choisis (élus) par une grâce spéciale, de derniers qu’ils étaient, deviennent les premiers.

  6. Pour la dernière pâque. On était alors au commencement de mars, 782 de Rome, 29 de l’ère vulgaire, 35 de Jésus-Christ.
  7. Salomé. Ses deux fils, Jacques et Jean, l’accompagnaient ; c’est à eux que Notre-Seigneur répondra (vers. 22), parce que leur mère ne parlait qu’à leur instigation : c’est pourquoi S. Marc met dans leur bouche la prière du vers. 21.
  8. C’est-à-dire, qu’ils viennent les premiers après vous.
  9. Notre-Seigneur répond deux choses : 1o Les premiers dans mon royaume doivent le plus me ressembler, boire mon calice, c’est-à-dire, souffrir comme moi, servir et se dévouer. 2o Mon Père les a choisis dans ses desseins éternels et immuables. Tel est le sens des vers. 22-28. Allioli.
  10. En conformité avec ces paroles de Jésus-Christ, son Vicaire sur la terre, le souverain Pontife, le chef de l’Église prend le titre de Serviteur des serviteurs de Dieu.
  11. C’est-à-dire de tous. (Voy. Marc, x, 45).
  12. C’est-à-dire, vous qui êtes le Messie.
  13. Jésus guérit un aveugle en entrant à Jéricho (Luc, xviii, 35, sv.), et un autre, lorsqu’il sortit de cette ville (Marc, x, 46, sv.). Le P. Patrizzi pense que S. Matthieu groupe, selon sa coutume, ces deux miracles dans un seul récit : voilà pourquoi il fait mention de deux aveugles. D’autres interprètes identifient les deux guérisons racontées par S. Matthieu et par S. Marc : ce dernier, disent-ils, ne mentionne que l’aveugle nommé Bartimée ; mais, en réalité, il y en avait deux. D’autres enfin, après Théophylacte, frappés de la ressemblance générale des trois récits, n’y voient qu’un seul et unique fait, et appuient cette opinion de raisons assez ingénieuses.