CHAPITRE XXV

Le roi de ses soldats a réuni l’élite.
Shakspeare. Henry IV, partie II.

Dans la soirée, les chefs de l’armée presbytérienne tinrent conférence. La perle qu’ils avaient éprouvée ne les encourageait pas à recommencer l’attaque ; et, comme c’est l’ordinaire, c’étaient leurs plus braves soldats qu’ils avaient à regretter. Ils devaient craindre encore, en laissant refroidir l’enthousiasme de leurs partisans par des efforts infructueux pour s’emparer d’un château fort d’une importance secondaire, que leur nombre ne diminuât par degrés, et qu’ils ne perdissent l’occasion de profiter du moment où une insurrection soudaine prenait le gouvernement au dépourvu. D’après ces motifs, il fut décidé que le corps d’armée s’avancerait vers Glascow pour en déloger le régiment de lord Ross et les débris de celui de Claverhouse, sous le commandement de Henry Morton et de quelques autres chefs, et que Burley resterait devant Tillietudlem avec cinq cents hommes, pour bloquer le château et réunir les renforts qui ne cessaient d’arriver.

Morton ne fut nullement satisfait de cet arrangement ; il dit à Burley que les motifs les plus puissants lui faisaient désirer de rester devant Tillietudlem, et que si on voulait lui en confier le blocus, il ne doutait pas d’arriver à un arrangement qui, sans être rigoureux pour les assiégés, donnerait toute satisfaction à l’armée. Burley devina facilement le motif de son jeune collègue. Intéressé à bien connaître le caractère et les dispositions de ses compagnons d’armes, et grâce à l’enthousiasme de la vieille Mause et à la simplicité de Cuddy, qu’il avait questionnés avec adresse, il avait appris quelles étaient les relations de Morton avec une partie des habitants du château. Tirant Morton à l’écart, il eut avec lui un entretien.

— Tu n’es pas sage de vouloir sacrifier la cause sainte à ton amitié pour un Philistin et pour une Moabite.

— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire, répondit Morton avec colère.

— Conviens que tu voudrais veiller sur la sûreté des habitants de ce château avec la sollicitude d’une mère pour ses enfants.

— Si vous voulez dire que je préférerais terminer cette guerre sans effusion de sang, vous avez parfaitement raison.

— Et je n’ai pas tort de penser que tu n’exclurais pas de cette pacification générale tes amis de Tillietudlem.

— Certainement je dois trop de reconnaissance au major Bellenden pour ne pas souhaiter de lui être utile. Je n’ai jamais fait un mystère de mes sentiments pour lui.

— Quand tu aurais voulu me les cacher, je ne les en aurais pas moins découverts. Maintenant, écoute, Bellenden a des vivres pour un mois.

— Ses provisions ne peuvent durer plus d’une semaine,

— On le dit ; mais j’ai acquis la preuve qu’il a lui-même répandu ce bruit afin de déterminer la garnison à une diminution de ration, pour faire traîner le siège en longueur.

— Et pourquoi n’en avoir pas instruit le conseil de guerre ?

— À quoi bon détromper là-dessus Kettledrummle, Macbriar, Poundtext et Langcale ? Tu sais toi-même que tout ce qu’on leur dit est transmis à l’armée entière par la bouche des prédicateurs. L’armée est déjà découragée en songeant qu’il faudra peut-être passer huit jours devant ce château ; que serait-ce si elle apprenait qu’au lieu d’une semaine ce sera un mois ?

— Mais pourquoi me l’avoir caché, quelles sont vos preuves ?

— En voici plusieurs, dit Burley en lui montrant un grand nombre de réquisitions envoyées par le major pour faire fournir au château des grains, des bestiaux et des fourrages.

La quantité en était telle, que Morton ne put s’empêcher de penser que le château se trouvait approvisionné pour plus d’un mois. Mais Burley se garda bien d’ajouter, ce dont il était parfaitement instruit, qu’on n’avait pas satisfait à la plupart de ces réquisitions, et que les dragons chargés de les porter avaient souvent vendu dans un village les provisions qu’ils venaient d’obtenir dans un autre.

— Il ne me reste plus qu’une chose à te dire, reprit Burley, ce n’est qu’aujourd’hui que ces papiers m’ont été remis. Tu vois donc que tu peux aller avec joie devant Glascow : tu es bien assuré qu’en ton absence il ne peut arriver rien de fâcheux à tes amis, puisque le château est approvisionné, que je n’aurai plus une force suffisante pour tenter de le prendre d’assaut.

— Mais, dit Morton qui éprouvait une répugnance à s’éloigner de Tillietudlem, pourquoi ne pas me charger de commander le blocus ? Pourquoi ne marchez-vous pas vous-même sur Glascow ?

— Je me fais vieux. Ta carrière est à peine ouverte. Tu as encore à prouver que tu es digne de la confiance que les chefs de l’armée t’ont témoignée. Si tu restais dans l’inaction devant de vieilles murailles, tandis qu’un service actif t’appelle ailleurs, toute l’armée proclamerait le fils de Silas Morton un enfant dégénéré.

Gentilhomme et soldat, Morton fut piqué par cette dernière réflexion, et, sans réfléchir davantage, il consentit à l’arrangement. Ne pouvant toutefois se défendre d’un sentiment de défiance. — Monsieur Balfour, dit-il, vous n’avez pas cru au-dessous de vous de donner quelque attention à mes affections particulières ; permettez-moi de vous apprendre que j’y suis aussi constamment attaché qu’à mes principes politiques. Il est possible que pendant mon absence vous trouviez l’occasion de servir ou de blesser ces affections ; soyez bien assuré que, quelles que puissent être les suites de notre entreprise, votre conduite en cette occasion vous assurera ma reconnaissance éternelle ou mon ressentiment implacable, et, quelles que soient ma jeunesse et mon inexpérience, je saurai trouver des amis qui m’aideront à prouver l’une ou l’autre.

— Est-ce une menace ? dit Burley ; vous auriez pu me l’épargner. Je sais apprécier le zèle de mes amis ; quant aux menaces de mes ennemis, je les méprise. Mais je ne veux trouver ici aucun motif d’offense. Allez remplir la mission qui vous est confiée : quoi qu’il puisse arriver ici pendant votre absence, j’aurai pour vos désirs toute la déférence qui sera compatible avec la soumission due aux ordres d’un maître.

Morton fut obligé de se contenter de cette promesse.

— Si nous sommes battus, pensa-t-il, le château sera secouru avant d’être obligé de se rendre à discrétion ; si nous sommes vainqueurs, je vois, que ma voix aura autant de poids que celle de Burley.

En se rapprochant du lieu où se tenait le conseil, Morton et Burley entendirent Kettledrummle. Quand il eut fini, Morton déclara qu’il consentait à suivre le corps principal dans sa marche sur Glascow.

Le lendemain matin les insurgés prirent le chemin de Glascow. Lord Ross et Claverhouse, ayant appris qu’ils allaient être attaqués par une force supérieure, se retranchèrent dans le centre de la ville, résolus à bien recevoir les insurgés.

Les presbytériens se partagèrent en deux divisions pour faire leur attaque ; la première pénétra dans la ville par le côté du collège et de l’église cathédrale, tandis que la seconde se présentait sur Gallowgate, principale entrée du sud-est. Chacune d’elles était commandée par des chefs résolus, et l’une et l’autre déployèrent un grand courage ; mais leur valeur ne put tenir contre les avantages réunis de la discipline et d’une excellente position. Ross et Claverhouse avaient placé des soldats dans toutes les maisons des rues par où l’ennemi devait passer pour arriver au cœur de la ville ; ils avaient formé plusieurs barricades, et, à mesure que les insurgés avançaient, leurs rangs étaient éclaircis par les décharges de mousqueterie. Morton et les autres chefs firent mille efforts et s’exposèrent bravement pour engager leurs troupes à surmonter ces obstacles, mais en vain ; ils les virent fléchir et reculer de toutes parts.

Morton fut un des derniers à se retirer ; il maintint l’ordre dans la retraite, parvint à rallier quelques fuyards avec lesquels il contint les détachements qui commençaient à les poursuivre. Cependant il eut le vif déplaisir d’entendre quelques-uns de ceux qui avaient fui les premiers dire que cet échec venait de ce qu’on avait mis à leur tête un jeune homme non éclairé d’inspirations célestes et imbu d’idées mondaines ; au lieu que si Burley les avait dirigés, ils auraient triomphé.

Dans l’enthousiasme de son émulation, Henry avait peine à contraindre sa colère en entendant de tels reproches ; mais il n’en sentit que mieux que, désormais engagé dans cette entreprise, il n’avait d’autre alternative que de vaincre ou de périr.

Il régnait si peu de discipline dans l’armée, que les chefs crurent prudent de s’éloigner à quelques milles de Glascow. Cet échec n’empêchait pourtant pas que de nombreux renforts ne leur arrivassent à chaque instant. La nouvelle du succès de Loudon-Hill électrisait tous les esprits, et celle de l’échec qu’on venait d’essuyer n’avait pas encore eu le temps de se répandre parmi ces nouvelles recrues : il y en eut plusieurs qui s’attachèrent à la division de Morton ; mais il voyait avec regret qu’il perdait tous les jours de son crédit sur ceux qui partageaient l’exagération fanatique des covenantaires. Ses sentiments de tolérance étaient appelés indifférence pour la cause d’en haut ; les sages précautions qu’il prenait pour la sûreté de l’armée étaient traitées de confiance impie dans les moyens humains ; enfin on lui préférait les chefs en qui un zèle aveugle suppléait aux connaissances militaires.

Morton supportait cependant le principal fardeau du commandement. Il eut à vaincre bien des obstacles ; cependant il fit de tels efforts, qu’il parvint en trois jours à remettre ses troupes sur pied.

On ne peut douter que Morton n’eût le plus grand désir de se mesurer personnellement avec Claverhouse, dont il avait reçu une si cruelle injure. Ce désir devait doubler son activité ; mais Claverhouse trompa son espoir ; car, satisfait d’avoir d’abord eu l’avantage, il ne voulut pas attendre que les presbytériens, plus forts en nombre et en discipline, vinssent l’attaquer de nouveau ; il évacua la ville, et se retira à Édimbourg. Les insurgés entrèrent donc sans résistance dans Glascow. Or, quoique Morton eût manqué ainsi l’occasion de laver l’affront subi par la première division de l’armée, la retraite des troupes royales et la prise de Glascow firent accourir une foule de nouveaux soldats dans les rangs des presbytériens, et ranimèrent leur courage. Il fallut nommer de nouveaux officiers, organiser de nouveaux régiments et de nouveaux escadrons, et Henry Morton fut encore chargé de ce soin. Il s’en acquitta volontiers et avec habileté.

Cependant la fortune paraissait vouloir favoriser les entreprises des insurgés. Le conseil privé d’Écosse fut frappé de terreur, et resta incapable d’agir avec promptitude. Le peu de troupes qu’il y avait dans le royaume se retirèrent sur Édimbourg. Les vassaux de la couronne furent sommés de se mettre en campagne, et de s’acquitter envers le roi du service militaire qu’ils lui devaient à cause de leurs fiefs ; mais cette mesure ne fut pas favorablement accueillie. Généralement la guerre déplaisait à la noblesse, et ceux qui se montraient disposés à prendre les armes en étaient détournés par la répugnance de leurs femmes, de leurs mères et de leurs sœurs.

En attendant, la nouvelle de la révolte était arrivée à la cour d’Angleterre, où l’on fut surpris que le gouvernement établi en Écosse n’eût pas su l’étouffer ; on commença à croire que son système de sévérité n’était nullement propre à ramener les esprits ; on résolut donc de nommer au commandement général de l’armée d’Écosse le duc de Monmouth. La science militaire dont il avait donné plusieurs fois les preuves sur le continent fut jugée nécessaire pour réduire les rebelles sur le champ de bataille, tandis que la douceur et la bonté de son caractère pouvaient contribuer à calmer les esprits. Le duc reçut donc les pleins pouvoirs, et partit de Londres avec des forces nombreuses pour prendre la direction des affaires civiles et militaires.