CHAPITRE X

Déjà la troupe arrive, et le commandant crie :
Halte ? ou bien : pied à terre ? à sa cavalerie.

Swift.

Gédéon Pique, le vieux valet de chambre du major Bellenden, entra dans la chambre de son maître une heure plus tôt que de coutume, et après avoir disposé ses habits auprès de son lit, il s’excusa de le réveiller, en lui annonçant qu’un exprès venait d’arriver de Tillietudlem.

— Un exprès de Tillietudlem ? dit le major : ouvrez les volets. Pique ; tirez les rideaux… J’espère que ma belle-sœur n’est pas malade… Mais voyons ce que dit cette lettre. C’est de ma petite nièce… Hum !… la goutte ! Elle sait que je n’en ai pas entendu parler depuis la Chandeleur ! Sa robe de soie ! comme si elle n’en avait pas d’autre… Le grand Cyrus ! Est-elle devenue folle, de m’envoyer un exprès et de me réveiller à cinq heures du matin pour toutes ces fariboles ?… Et que dit son post-scriptum ?… Ah ! mon Dieu ! Pique, mon cheval ; vite, sellez le vieux Kilsythe, et un autre pour vous.

— J’espère, Monsieur, qu’il n’y a pas de mauvaises nouvelles ? demanda Pique surpris de l’émotion subite de son maître.

— Si… non… si… c’est-à-dire, il faut que je m’y rende à l’instant, pour parler à Claverhouse. Ainsi donc, Pique, mon cheval sur-le-champ… Oh ! mon Dieu, dans quel temps vivons-nous ! Le fils de mon ancien camarade… Et cette petite, avec sa robe, son Cyrus, et sa goutte ! Mettre dans son post-scriptum le seul article intéressant de sa lettre !

Pique ne perdit pas de temps. Le vieux major fut bientôt sur son cheval sur la route de Tillietudlem. Chemin faisant, il résolut de ne point parler à sa belle-sœur de la principale affaire qui l’amenait chez elle, parce qu’il connaissait sa haine invétérée pour tout ce qui était presbytérien, et que la famille de Morton appartenait à cette secte. Il espéra que son crédit pourrait suffire pour obtenir de Claverhouse la mise en liberté de son jeune ami. — Loyal comme il doit l’être, pensait-il en lui-même, il ne peut refuser une grâce à un vieux soldat comme moi, et il doit être charmé de rendre service au fils d’un autre vieux soldat. Je n’ai jamais connu un bon militaire qui ne fût franc et humain ; et quoiqu’ils soient quelquefois obligés d’être sévères, j’aime encore mieux que l’exécution des lois soit confiée à eux qu’à quelque légiste minutieux.

Telles étaient les pensées qui occupaient le major Miles Bellenden lorsque Gudyil (à demi ivre) prit la bride de son cheval pour l’aider à mettre pied à terre dans la cour du château de Tillietudlem. Eh bien, Gudyil, lui dit-il, quelle diable de discipline observez-vous donc ? Vous avez déjà lu la bible de Genève ce matin ?

— J’ai lu les litanies, dit John branlant la tête avec toute la gravité d’un ivrogne. — Que voulez-vous, monsieur le major ? la vie est courte : nous sommes des fleurs des champs, des lis de la vallée.

— Des fleurs, des lis, mon camarade ! de vieux soldats comme vous et moi sont plutôt des chardons et des orties. Mais je vois que vous pensez qu’ils valent encore la peine d’être arrosés.

— Je suis un vieux soldat, monsieur le major, grâce au ciel.

— Dites un vieux buveur. Annoncez-moi à votre maîtresse.

Gudyil le conduisit vers une salle où lady Marguerite était occupée à faire des préparatifs convenables pour la réception du colonel Grahame de Claverhouse, que l’un des partis qui divisaient l’Écosse honorait et respectait comme un héros, tandis que l’autre le détestait comme un tyran. — Ne vous ai-je pas répété, Mysie, disait-elle à une de ses femmes, que je voulais que tout fût rangé aujourd’hui absolument dans le même ordre que le jour à jamais mémorable où Sa Majesté daigna déjeuner à Tillietudlem ??

— Sans doute, Milady, et autant qu’il m’en souvient…

— Vous avez donc oublié que Sa Majesté poussa vers sa droite, près d’une bouteille de vin de Bordeaux, un pâté de venaison qui était placé à sa gauche, en disant qu’ils étaient trop bons amis pour qu’on dût les séparer ?

— Je m’en souviens fort bien, Milady, et vous me l’avez rappelé plusieurs fois ; mais j’ai cru qu’il fallait mettre les choses dans l’état où elles étaient lorsque Sa Majesté entra dans la salle.

— Vous avez cru très mal, Mysie. Il faut que tout soit placé conformément au goût manifesté par Sa Majesté.

— Cela est fort aisé, Milady ; mais pour mettre toutes ces choses dans l’état où Sa Majesté les a laissées, il faudrait, faire une fameuse brèche au pâté.

En ce moment la porte s’ouvrit.

— Ah ! c’est vous, mon frère, reprit lady Bellenden d’un air de surprise : voilà une visite bien matinale !

— Je n’en suis pas moins le bienvenu, j’espère, répondit le major. J’ai appris par un billet qu’Édith a envoyé à Charnwood pour redemander quelques hardes et des livres, que Claverhouse déjeune chez vous ce matin, et j’ai pensé que ce jeune soldat ne serait pas fâché de causer une heure ou deux avec un vieux mousquet comme moi.

— Très bien, mon frère, et je vous aurais invité si j’avais cru pouvoir le faire à temps. Voyez comme je suis occupée des préparatifs. Je veux que tout soit dans le même ordre que le jour où…

— Où le roi a déjeuné à Tillietudlem ? interrompit le major, qui comme toutes les connaissances de lady Marguerite, tremblait quand la vieille dame entamait ce chapitre, et qui désirait y couper court. — Je m’en souviens parfaitement. — Vous savez que j’étais derrière le fauteuil de Sa Majesté.

— Oui, mon frère, et sans doute vous pourrez m’aider à me rappeler la position exacte de chaque chose.

— Non, sur ma foi ! le maudit dîner que Noll nous servit à Worcester quelques jours après chassa de ma mémoire votre excellent déjeuner. Mais, comment donc ! vous avez même fait mettre le grand fauteuil en cuir de Turquie avec les coussins brodés ?…

— Dites le trône, mon frère.

— Eh bien ! le trône, soit. Est-ce de là que Claverhouse doit procéder à l’attaque du pâté ?  ?

— Non, mon frère ; ce trône ayant eu l’honneur de servir de siège à Sa Majesté, il ne sera jamais, tant que je vivrai, occupé par personne au-dessous du rang d’un monarque. Ce serait une profanation.

— Il ne faudrait donc pas l’exposer à la vue d’un brave cavalier qui dès le matin aura fait dix milles à cheval ; car il me semble qu’il s’y trouverait assis à l’aise. — Mais où est Édith ?

— Sur les créneaux de la tour.

— Eh bien, je vais la rejoindre, et je vous laisse finir l’arrangement ; et si, comme je le pense, vos dispositions sont terminées, vous ferez bien d’y venir avec moi.

En parlant ainsi, le major offrit son bras, avec la politesse d’un ancien courtisan, à lady Marguerite, et elle l’accepta en le remerciant par une révérence telle qu’en faisaient les dames à Holyrood-House avant l’année 1642.

Après avoir traversé, maint passage, gravi maint escalier tournant, lady Marguerite et son frère le vieux Cavalier arrivèrent d’un pas fatigué sur la plate-forme de la tour, où ils trouvèrent Édith, non dans l’attitude d’une personne qui attend avec impatience et curiosité l’arrivée d’un régiment de dragons, mais pâle, abattue, et offrant dans tous ses traits la preuve que le sommeil n’avait pas visité ses paupières. Le bon major fut inquiet de cet air défait dont lady Bellenden, dans l’embarras de ses préparatifs, ne s’était pas aperçue.

— Qu’avez-vous donc, petite fille ? dit-il ; vous ressemblez tout à fait à la femme d’un officier qui va ouvrir une lettre le lendemain d’une bataille. Mais je vois ce que c’est. Pourquoi persistez-vous à lire nuit et jour ces romans ?

Lady Marguerite aimait les romans, elle en prit la défense.

— Pour moi, depuis vingt ans, je n’ai lu que la Bible, le Devoir de l’homme, et plus récemment la Pallas armata ou Traité sur l’exercice de la lance. Mais j’entends les timbales.

Les regards se tournèrent du côté de la route. La tour de Tillietudlem dominait toute la vallée. Ce château est situé sur une côte élevée à pente très rapide, à l’extrémité d’un angle formé par la jonction d’un ruisseau considérable avec la Clyde. Sur le ruisseau, près de son embouchure, était un pont très étroit, d’une seule arche, sur lequel passait la route pour tourner ensuite à la base de la hauteur. La forteresse, qui commandait ainsi et le pont et la route, avait été en temps de guerre un poste important dont il était nécessaire d’être maître pour assurer les communications entre la région supérieure, presque inculte, du canton, et la partie inférieure, plus susceptible de culture, où se déroule la vallée. La vue y domine une campagne boisée, mais le terrain plus uni, qui avoisine la rivière, forme des champs cultivés que partagent irrégulièrement de petits taillis et des haies. La rivière descend par des détours hardis à travers cette contrée pittoresque, tantôt visible, tantôt disparaissant sous le feuillage des arbres. Plus favorisés que dans d’autres cantons de l’Écosse, les paysans ont planté généralement des vergers autour de leur cottage, et les fleurs des pommiers, à cette époque de l’année, donnent à une grande partie du paysage l’aspect d’un riche parterre.

Dans la circonstance actuelle, tous les regards étaient fixés sur les cavaliers attendus à Tillietudlem. Leurs files brillantes ne tardèrent pas à se montrer. Le spectacle était imposant, car on peut évaluer à deux cent cinquante le nombre des dragons qui s’avançaient, bannières déployées, au bruit des trompettes et des timbales. Bientôt on put distinctement compter un à un et admirer chaque soldat, supérieurement monté et équipé.

— C’est un spectacle qui me rajeunit de trente ans, dit le vieux major ; et cependant je n’aime pas le service que ces pauvres diables sont obligés de faire. J’ai eu, comme un autre, ma part dans les guerres civiles, mais je me trouvais bien plus à mon aise lorsque je combattais sur le continent, face à face avec des figures étrangères, et dont le langage n’était pas le mien. C’est une chose terrible que d’entendre un malheureux vous demander merci en écossais, et d’être obligé de le sabrer comme si un Français vous criait miséricorde ! Les voilà qui sortent du bois de Netherwood. Sur mon honneur, ce sont de beaux hommes. Celui qui galope en avant de la colonne est sans doute Claverhouse. Oui, il se met à la tête de la troupe pour passer le pont. Ils seront ici dans cinq minutes.

Lorsque la cavalerie eut passé le pont, elle se divisa en deux corps. Les soldats, conduits par les sous-officiers, prirent le chemin de la ferme, où lady Bellenden avait fait préparer ce qui était nécessaire pour leur réception ; les officiers, avec l’étendard et une escorte pour le garder, gravirent le sentier étroit et escarpé qui conduisait à la porte du château, tenue ouverte à leur intention.

Lady Bellenden, Édith et le major descendirent de leur poste d’observation pour recevoir leurs hôtes, avec une suite de domestiques en aussi bon ordre que le leur permettaient les orgies de la nuit. Le brave cornette, parent du colonel et un Grahame comme lui, avec qui le lecteur a déjà fait connaissance, inclina l’étendard devant les dames, au milieu des fanfares militaires, et les murs du château retentirent du son des instruments et des hennissements des coursiers.

Claverhouse[1] montait un cheval parfaitement noir, le plus beau peut-être de toute l’Écosse, bien dressé, accoutumé au feu, et qui l’avait sauvé de plusieurs dangers. Toutes ces circonstances faisaient courir le bruit, parmi les presbytériens rebelles, que cet animal lui avait été donné par l’ennemi du genre humain pour l’aider à les persécuter, et qu’il ne pouvait être blessé ni par l’acier ni par le plomb. Le colonel mit pied à terre, vint présenter ses respects aux dames, et offrit mille excuses à lady Marguerite pour l’embarras qu’il lui occasionnait ; la noble dame l’assura qu’elle ne pouvait que s’applaudir de la circonstance qui amenait chez elle un serviteur si loyal de Sa Majesté. Enfin, lorsque toutes les formules de politesse furent épuisées, il demanda la permission d’entendre le rapport qu’avait à lui faire le sergent Bothwell, et se retira à l’écart pendant quelques minutes.

Le major saisit cette occasion pour dire à Édith, sans que lady Bellenden pût l’entendre : — N’êtes-vous donc pas folle, ma nièce, de m’écrire une lettre remplie de je ne sais combien de sornettes à propos de robes, de romans, et de placer dans un post-scriptum la seule chose qui pût m’intéresser ?

— C’est que, mon oncle, répondit-elle en hésitant, je… je ne savais pas trop si… s’il était convenable que…

— Que vous prissiez intérêt à un presbytérien, n’est-ce pas ? Mais j’ai été l’ami du père de ce jeune homme : c’était un brave militaire ; s’il a pris une fois les armes pour la mauvaise cause, il les a aussi portées pour la bonne. Au surplus, vous avez eu raison de ne pas parler de cette affaire à votre grand’mère, et comptez que j’en ferai autant. Je trouverai le moment de dire un mot à Claverhouse. — Mais on va déjeuner, suivons-les.


  1. john grahame de claverhouse.

    La tradition raconte qu’il éprouvait un grand désir d’être présenté à une lady Elphinstoun. La noble matrone (elle était plus que centenaire) ne consentit qu’à regret à cette demande. Après les premiers compliments d’usage, Claverhouse crut pouvoir dire à cette dame qu’ayant vécu au delà du terme ordinaire, elle avait dû être témoin d’étranges changements. « Pas autant que vous pourriez le croire, Monsieur, répondit-elle ; le monde finit pour moi comme il a commencé. Lorsque j’entrai dans la vie, il y avait un Knox qui nous étourdissait de ses clavers, et maintenant que je vais en sortir, il y a un Claver’se qui nous étourdit de ses knocks. » — Knox, nom d’un prédicateur fameux, signifie coups, tapage, en anglais Knocks, et Clavers, qui est l’abréviation du nom de Claverhouse (Claver’se), signifie non-sens, folie, bavardage.