Les Prussiens d’aujourd’hui/T-2-19

Calmann Lévy (1 et 2 sur 2p. 339-360).

XIX

LA MORT N’ÉTAIT PAS INVITÉE

Depuis longtemps déjà, Andor était sorti de la maison et s’en allait lentement, d’un pas ferme, l’œil passif fixé au loin devant lui ; mais Hanna restait toujours immobile dans un coin du sopha.

Si son visiteur avait employé avec elle ces belles phrases qu’aiment tant nos hommes allemands, ou s’il s’était donné la moindre peine pour lui parler un beau langage choisi, l’orgueilleuse jolie femme eût plissé les lèvres d’un air moqueur ou l’eût fait partir avec un éclat de rire ; mais sa manière de s’exprimer, modeste, honnête, ennemie de toute élégance l’avait déroutée. Il était arrivé ainsi qu’elle avait perdu contenance, ce qui ne sied guère à une femme du monde et que, lorsqu’elle se trouva seule, elle se sentit comme quelqu’un qui a fait une longue route à pied, fatiguée, abattue, brisée.

Elle eut de la peine à se lever, à marcher dans le salon et en arrivant devant la glace, plutôt par habitude qu’avec intention, elle fut stupéfaite de voir les ravages survenus en une heure dans sa belle figure.

Des sentiments, des pensées, des désirs qu’elle croyait morts depuis bien longtemps se réveillèrent en elle. Elle se vit tout à coup dans un abîme : elle eut honte du luxe autour d’elle, de l’équipage dans lequel elle roulait, tandis que d’autres foulaient la pierre froide avec des semelles lacérées, du tapis moelleux semblant caresser son pied, des diamants reflétant leurs feux sur sa gorge.

Son cœur restait toujours froid, vide ; mais son orgueil, ses sentiments d’honneur étaient piqués, se révoltaient à la pensée qu’elle était méprisée, elle qui ne se croyait qu’adorée, enviée.

Mue par une idée subite, elle s’élança à travers l’enfilade de ses beaux appartements vers la petite chambre où son enfant dormait dans son berceau richement paré, s’agenouilla, baisa la petite main aux doigts potelés, aux ongles roses, qui s’allongeait sur le duvet en soie, la replaça doucement et se sentit soulagée, lorsque ses larmes tombèrent brûlantes sur son bras.

La nourrice, étonnée, la regardait la bouche ouverte, mais elle ne disait rien.

Tout doucement, sur la pointe des pieds, Hanna s’éloigna du berceau de son enfant, de la nourrice qui se croisait les bras sur la poitrine et, plongée dans de sombres réflexions, se mit à arpenter l’enfilade sombre des chambres.

De temps en temps elle s’arrêtait se parlant tout haut à elle-même et donnant à ses paroles plus de force par de brusques mouvements. Sans qu’elle les eût évoqués, elle voyait se dérouler devant ses yeux les souvenirs de sa première jeunesse, de son amour pour Andor, de sa soif de luxe, de jouissance et de son triste mariage.

En mettant à exécution ce qui découlait des pensées qu’elle entretenait, elle se fût décidée ce soir-là à tourner le dos à son mari, au luxe acheté si cher qu’elle partageait avec lui pour reconquérir le bien-aimé à tout prix, même à celui d’une humiliation sans pareille.

Mais elle était femme et elle s’arrêta à un autre projet qu’elle envisagea finalement avec satisfaction et qui lui rendit son calme.

Elle résolut d’enchaîner le roi avec des chaînes indissolubles. Son intention n’était pas de se moquer de lui avec cruauté ; elle se proposait seulement d’enlever à ses faibles mains les rênes du gouvernement.

Elle voulait régner, voir soumis à sa volonté un grand pays, un peuple cultivé et puis agir avec bonté, noblement. Elle désirait prouver à Andor qu’une femme n’est pas toujours petite, qu’elle peut aussi être grande. Elle voulait faire le sacrifice de son honneur, de son bonheur, pour mettre fin à la misère d’une foule de gens. De sa main forte et douce en même temps, elle introduirait de grandes améliorations. Elle s’occuperait avant tout de faire un sort meilleur aux classes laborieuses, de mettre un frein à la tyrannie des princes de l’argent et des maîtres d’esclaves de fabrique.

Sur cette pente sa pensée s’égarait de plus en plus et, quand le général revint du club, il la retrouva tranquille et gaie.

Dans la matinée du lendemain, elle considéra comme providentielle la visite de la femme du ministre Kronstein, qui venait l’inviter à un thé dansant.

Adroitement la noble dame lui laissa entendre que la petite fête n’avait lieu que sur le désir du roi. La saison des bals de la cour était encore éloignée ; il fallait fournir au souverain l’occasion de s’entretenir avec Hanna. Tout cela fut dit le mieux du monde, sans être dit cependant, et les deux dames se serrèrent les mains avec chaleur, se sourirent, s’accablèrent de gentillesses.

Après cette visite, le grand souci d’Hanna fut une toilette qui devait faire valoir ses charmes dans tout leur éclat et même éclipser toutes les autres dames.

La question donna lieu à de longs débats auxquels un peintre connu vint même prendre part. Enfin, le problème fut résolu et les ciseaux de madame Victorine, la déesse de la mode dont les mains créatrices, quand elle était de bonne humeur, pouvaient changer en beautés conquérantes des beautés à peine passables, se mirent à l’œuvre ainsi que les aiguilles de ses muettes esclaves obéissantes. Puis, un matin, la nourrice entra dans le cabinet de toilette de la générale avec une figure sérieuse et la désagréable nouvelle que des symptômes d’une maladie grave se montraient chez l’enfant confiée à sa garde et souffrante depuis quelques jours.

Hanna envoya chercher aussitôt le médecin de la maison, qui constata une forte inflammation des poumons. Dès lors la générale sembla ne plus vouloir quitter le lit de son enfant. Elle qui jusqu’ici avait confié sa fillette à des mains étrangères se contentant de venir jouer un quart d’heure avec elle comme une poupée, ne permettait plus à personne de la toucher. Jour et nuit elle restait auprès d’elle ; si elle voulait surmonter le sommeil, elle pensait à Andor et elle se sentait alors redressée comme par une main de fer.

Vint le jour du thé dansant chez le ministre Kronstein.

Hanna quitta l’enfant dont l’état empirait d’heure en heure pour envoyer une lettre d’excuses à madame de Kronstein. Elle était elle-même étonnée que cela lui fût si facile, mais ses lignes devaient faire renaître bientôt une lutte dont elle se croyait déjà victorieuse.

Arriva d’abord madame de Kronstein. Elle soupira, leva les mains au ciel, s’essuya même les yeux avec son mouchoir en dentelles et dut se retirer sans avoir obtenu ce qu’elle voulait.

Après se montra la reine. Elle trouva qu’il n’y avait rien de sérieux dans l’état de l’enfant et observa que, si Hanna restait chez elle, elle n’y gagnerait rien et perdrait tout d’un autre côté. Le désir du roi de la rencontrer n’étant pas satisfait, elle pouvait prédire qu’il serait blessé et renoncerait à elle pour toujours.

Hanna commença alors à hésiter ; mais elle évoqua la pensée d’Andor et cela lui donna de nouvelles forces.

La reine aussi dut se retirer sans avoir atteint son but.

Mais survint ensuite l’aide de camp de Sa Majesté, apportant au nom du roi un bouquet pour la soirée. L’aide de camp était suivi du médecin privé qui avait aussi sa mission. Il demanda à voir l’enfant, adressa quelques questions, examina et déclara enfin qu’il n’y avait pas le moindre danger à craindre.

— Il faut aller chez Kronstein, générale, dit-il avec une grimace après avoir remis ses gants. — Sa Majesté serait inconsolable si vous manquiez à la soirée.

Hanna lutta encore quelques instants, puis elle se rendit auprès de son enfant. La fillette étant en effet plus calme et paraissant mieux, elle résolut d’aller à la soirée.

Cette nuit devait décider ; si elle manquait à la réunion, son grand projet était anéanti ; si elle s’y rendait, demain le roi était son esclave.

Au bon moment, madame Victorine apparut avec la merveilleuse toilette et le coiffeur de la cour vint faire la tête de la belle générale. Cette tête n’eut donc plus le temps de penser à l’enfant malade. Pourquoi s’en occuper, du reste ? D’heure en heure la fillette était plus tranquille et, vers le soir, elle s’était endormie du paisible sommeil d’un ange.

Personne n’entendit que la respiration devenait de plus en plus courte, madame Victorine racontait des histoires si gaies et les volants de dentelles, la soie de la robe faisaient tant de bruit !

« Je montrerai à Andor qu’une femme peut être forte et grande, » telle était la pensée qui excitait sans cesse Hanna. Elle ne soupçonnait pas qu’elle se mentait à elle-même et que c’étaient seulement la vanité, l’adoration de sa personne qui l’entraînaient loin de son enfant malade dans la brillante salle de bal.

Madame de Kronstein était en proie à une agitation fiévreuse. En sa qualité de femme d’un homme d’État, elle connaissait jusqu’aux plus petits détails de la politique et n’ignorait pas quelle importance pouvait avoir pour elle ainsi que pour la position, l’influence de son mari, la venue ou la non-venue d’Hanna à sa petite fête.

L’absence de la jolie femme pouvait entraîner tout un changement de système.

Déjà l’aiguille de la pendule, avec son inflexible régularité, s’approchait de l’heure où Leurs Majestés étaient attendues. Tout à coup dans l’illustre société encombrant les salons du ministre, il se fit un mouvement annonçant un événement. Contrairement aux règles des convenances, madame de Kronstein quitta le sopha sur lequel elle recevait ses invités et s’élança vers l’antichambre où le général Mardefeld ôtait à sa femme le manteau de reine cachant ses épaules. Madame de Kronstein saisit les deux mains de la nouvelle arrivée et l’embrassa deux fois sur la bouche.

— Ô ma chère, soupira-t-elle, vous ne savez pas de quelle angoisse vous me délivrez. Je vous remercie de tout cœur.

Elle prit ensuite sous le bras celle qu’elle avait attendue avec impatience et la guida vers la salle de bal. La valse finissait ; les couples se tenaient immobiles et tous les regards se fixaient sur les deux amies.

Toute femme peut être charmante, dès qu’elle le veut ; mais, lorsqu’une jolie femme veut être jolie, elle doit évidemment surexciter les sens de chacun.

Dans cette brillante réunion, parmi les autres dames richement parées, gentilles, gracieuses, Hanna faisait l’effet d’une naïade, d’une sirène fraîchement sortie de l’Océan. Elle portait une robe en satin blanc à longue traîne, avec tunique en soie verte ornée de lis de mer, de roses d’eau et de joncs. Sa chevelure relevée était soutenue par des coraux rouges et tombait sur les épaules en tresses brunes, tranchant sur le blanc de la soie. Autour du cou, elle portait un collier de corail et aux poignets des coraux et des coquilles.

Tandis qu’elle marchait, on croyait entendre comme un murmure de vagues argentées par la lune et le chant cristallin d’une source.

Ses amies s’approchèrent d’elle pour la complimenter ; ses adorateurs la contemplèrent avec ravissement et le reste des invités avec admiration, envie ou haine.

— Elle ressemble tout à fait à une ondine sortant de l’eau verdâtre d’un lac des Alpes, observa le baron Oldershausen à sa femme.

— En effet, répliqua méchamment Micheline faisant allusion à la nudité du buste de son amie, et le plus étrange est qu’on s’attend à tout moment à la voir sortir complétement de la verdure de sa toilette et se dresser devant nous en toilette… olympienne.

— Comme déesse de la beauté, n’est-ce pas ? répliqua le baron aussi méchamment.

La danse n’avait pas encore recommencé qu’un nouveau mouvement annonçait l’arrivée des Majestés.

À leur entrée, la raide étiquette allemande fut pour cette fois mise de côté. Chacun devint gai, expansif. Le roi parla au maître de la maison, au général Weissenfels, dévorant en même temps du regard la belle naïade. La reine fut droit à Hanna, lui tendit la main et se retira avec elle dans un coin, après avoir adressé quelques paroles aux vieilles dames.

La conversation des deux jolies femmes fut courte, mais assez significative.

— Je ne resterai pas longtemps, dit la reine tout bas et vite, afin de fournir au roi l’occasion de causer avec toi sans être gêné. Jette-lui le lacs autour du cou, Hanna, mais adroitement ; fais de ton mieux.

— J’essayerai, murmura celle-ci.

L’inébranlable confiance de la reine la troublait. Elle pensa tout à coup que c’était un rôle odieux qu’elle allait jouer. Pendant ce temps, la reine l’avait examinée d’un œil aussi brillant qu’admirateur.

— Tu es jolie aujourd’hui, extraordinairement jolie, ajouta-t-elle enfin.

Puis elle lui serra la main et fit le tour du salon pour honorer d’une gracieuse parole encore quelques-unes des personnes présentes.

Au bout d’une demi-heure, elle prenait le bras du roi et se retirait en saluant gracieusement de tout côté.

Le roi l’accompagna jusqu’à sa voiture. Quand il reparut, il était visiblement soulagé et ce fut avec un sourire des plus aimables qu’il fit signe de continuer à danser.

À bien des mères, à bien des baronnes, des comtesses, des princesses le cœur battit en ce moment. Sur toutes les lèvres tremblait cette question : avec qui va danser le roi ?

Mais le roi ne pensait guère à danser maintenant. Sans s’imposer la moindre contrainte, il se dirigea vers Hanna, lui offrit le bras et disparut, autant qu’un roi peut disparaître, avec la naïade dans un petit salon attenant à la salle de bal et paraissant avoir été aménagé en vue d’un semblable tête-à-tête. Le parquet était recouvert d’un épais tapis étouffant le bruit des pas comme de la mousse blanche et partout des plantes, des fleurs exotiques montant jusqu’au plafond, de sorte qu’il n’y avait place que pour un petit divan en velours. La lumière gaie éclairant la petite salle parfumée tombait d’une coquille transparente placée sur la couronne d’un palmier.

On dansa, on soupa, on redansa et pendant ce temps le roi semblait oublier auprès de la rusée jolie femme qui l’enchaînait lentement mais sûrement de ses charmes que le monde existât et surtout qu’il y eût des invités dans le palais Kronstein.

Personne n’osait déranger le tête-à-tête ; mais la médisance avait aussitôt fait son profit de l’aventure extraordinaire et elle faisait circuler déjà ces impitoyables propos auxquels nul n’échappe en Allemagne dès qu’il s’élève au-dessus des autres, n’importe comment.

Qu’importait tout ceci à Hanna ?

À dire vrai, le roi ne lui parlait que de choses indifférentes ; mais ses yeux étaient enfiévrés et chaque fois que sa robe touchait son genou ou que son haleine effleurait sa joue, il frissonnait et elle sentait sa main trembler sur la sienne. À un moment, avec cette impitoyable coquetterie à l’usage exclusif des femmes convenables et froides, elle lui frôla le pied avec le sien ; elle entendit alors ses dents craquer doucement et à ce bruit elle se sourit à elle-même de contentement.

Les heures se succédaient et le roi ne trouvait toujours pas le mot, le mot décisif. Il ne manquait pas d’audace ; mais il aimait Hanna, il l’aimait passionnément et la femme que nous aimons nous intimide toujours.

Hanna perdait patience, se serait-elle compromise pour rien ?

« Je veux le voir à mes pieds et immédiatement, » se dit-elle.

Elle s’était levée brusquement.

— Vous vous en allez, Hanna ? demanda le roi avec inquiétude.

— Vous connaissez, Majesté, « notre éternelle faiblesse féminine », répliqua-t-elle. En ce moment je suis une espèce d’agneau de sacrifice, et cela n’est pas nécessaire, puisque vous n’avez rien à me dire que ce que la plus allemande des vierges pourrait entendre.

— Allons, allons, j’ai encore bien des choses sur le cœur, répliqua le roi rapidement.

Il s’était redressé en même temps, prenant la main d’Hanna et la plaçant sur sa poitrine. La jolie femme le laissa faire, en fixant sur lui ses grands yeux gris rusés et interrogateurs.

— Je voudrais… vous demander… balbutia-t-il.

Hanna se mit à rire, pas haut, mais gaiement, d’un son de voix mélodieux ayant quelque chose de fripon.

— Vous riez ?

— Parce que je pourrais vous répondre sans connaître votre demande.

— Eh bien ! répondez, Hanna ?

Elle secoua la tête.

— Faut-il que je parle ? continua le roi d’une voix tremblante.

Elle baissa la tête en souriant et lui mit ses deux mains sur ses épaules. Ses lèvres rouges s’étaient entr’ouvertes comme les feuilles d’une rose épanouie. Alors il l’entoura de ses deux bras et lui dit tout bas d’une voix presque inintelligible : « Je vous adore, Hanna. »

Elle entendit les paroles. Elle les eût devinées sans les entendre, car aussitôt les lèvres brûlantes du roi avaient cherché les siennes.

— Pas ainsi, murmura-t-elle en reculant. Si vous m’aimez, essayez d’oublier que vous portez une couronne.

— Que dites-vous, Hanna, s’écria-t-il ; je ne vous comprends pas. Je ne veux être que votre esclave.

— Voyez d’abord si personne ne nous écoute commanda-t-elle.

Elle était victorieuse et elle s’empressait d’user de sa puissance. Le roi parut un moment sur le seuil de la salle de bal et revint rapidement auprès d’Hanna.

— Personne ne peut nous voir, nous entendre, fit-il. Maintenant expliquez-moi…

— C’est très-simple, dit-elle en reprenant place sur le petit divan, mais de telle sorte que le roi ne pouvait s’asseoir auprès d’elle. On ne fait pas ma conquête comme on fait celle d’une actrice. Je veux être aimée, adorée ; je veux voir à mes pieds l’homme à qui j’accorderai mes faveurs, que cet homme soit un mendiant ou un roi.

Aussitôt le roi s’agenouilla devant elle et lui baisa les mains. C’était la première fois qu’il se courbait ainsi devant une femme.

— Vous dites que vous m’aimez, continua Hanna résolûment. — Je vais vous mettre à l’épreuve sur-le-champ. À mes yeux, l’honneur d’une femme vaut pour le moins autant que la couronne d’un roi. Il se peut que cette manière de voir ne soit ni loyale ni allemande, mais c’est ma manière et cela suffit. Les temps ne sont plus où l’amour d’un roi était synonyme de puissance, domination, honneur, éclat. Aujourd’hui cet amour ne signifie plus pour une femme convenable que affront, exclusion.

— Qui donc oserait ?… s’écria le roi se relevant.

— Ne vous illusionnez pas, car votre puissance, dit Hanna avec amertume, elle ne saurait imposer à la société de nouvelles lois de convenance. Du jour où je serai votre maîtresse, je me verrai exclue du cercle où j’ai vécu jusqu’ici. C’est parce que je sais cela, parce que je vois clairement le sort qui m’est réservé, que vous devez savoir aussi ce que j’attends de vous. J’attends amour pour amour et en échange de mon honneur, de la position dans le monde que je vous sacrifie, je demande votre confiance.

» Ce que je vous donne ne se paye ni avec un palais, ni avec des diamants. Cela ne saurait se payer, mais cela sera compensé par la place que vous me donnerez, non devant le monde, dans votre cœur. Si je n’ai plus sur terre que vous, il faut que je vive entièrement de votre existence. La grandeur seule peut me faire oublier les mesquines méchancetés des hommes. Je veux penser avec vous, sentir, résoudre, créer, détruire, condamner, faire grâce ; je veux gouverner avec vous.

— Tout, tout ce que vous voudrez, Hanna, s’écria le roi. Oh ! comme vous m’avez rendu heureux ! Jusqu’ici je n’ai fait que bien peu pour mon pays, mon peuple. Je me courbais sous le poids lourd de mon mécontentement ; mais maintenant je me sens délivré par votre amour ; la vie me sourit à nouveau ; je suis fort et libre.

Grâce à vous, Hanna, tout changera, changera pour le mieux. Gouverner ne sera plus un fardeau pour moi ; ce sera une joie, un besoin ; mais… il me semble qu’on vous cherche.

Il abandonna la main de la générale qu’il avait de nouveau prise et baisée, et s’éloigna d’elle de deux pas.

Madame de Kronstein se montra sur le seuil.

— Mon Dieu ! s’écria Hanna qu’y a-t-il ? Vous apportez une mauvaise nouvelle ?

— Ne vous effrayez pas, répondit la maîtresse de la maison avec cette hypocrisie sentimentale dont nos femmes ont si bien l’habitude. Votre petit ange est de nouveau souffrant ; on vous a envoyé chercher ; le médecin…

— C’est assurément sans importance, fit le roi, mon médecin privé ira…

— Non, j’y vais moi-même, répondit Hanna.

— Pas avant d’avoir fait un tour de danse avec moi, ajouta le roi, passant son bras autour de la taille de la femme adorée.

Il la conduisit ainsi dans la salle, et de tout côté on fit place au royal danseur. Le beau couple glissa majestueux sur le parquet. Hanna sentait que tous les regards se fixaient sur elle ; elle les sentait lui trouer la poitrine comme autant de pointes de poignard ; mais elle dansait avec le roi, elle relevait sa belle tête fièrement, d’un air victorieux. Le bras de son danseur semblait vouloir la retenir pour toujours ; tout à coup elle fut en proie à une vive angoisse.

— Laissez-moi, — murmura-t-elle, je veux aller à mon enfant.

Elle sortit précipitamment, s’enveloppa de son manteau et s’élança dans l’escalier, avant que le roi, ou son mari, ou le domestique dans l’antichambre eussent le temps de la suivre, elle avait appelé son cocher elle-même, pris place dans le coupé et la voiture roulait.

Tout ceci s’était passé en quelques minutes et les invités ne revenaient pas de leur surprise.

La courte distance que Hanna avait à parcourir pour rentrer chez elle lui parut d’une longueur interminable. Elle appuyait ses joues en feu contre la vitre glacée de la portière et regardait en avant. Enfin elle arriva à la maison et la porte s’ouvrit. Elle sauta de la voiture et gravit l’escalier rapidement. La porte de l’antichambre était toute grande ouverte ; elle traversa à la hâte toute l’enfilade des appartements, sans voir personne et se trouva dans la chambre de son enfant, auprès du berceau. Elle s’agenouilla pour l’embrasser et tomba à la renverse avec un grand cri : sa fille était morte.

À la lueur froide et triste du premier jour, l’enfant était là comme endormie, sur le dos, l’une de ses petites mains au-dessus de la tête, l’autre sur la couverture. Les yeux fermés, les lèvres entr’ouvertes, elle gisait là, la figure calme, sereine.

Des sanglots vinrent tirer Hanna de sa stupeur. Elle regarda autour d’elle d’un air égaré et vit la nourrice, qu’elle n’avait pas aperçue en entrant, assise dans un coin de la chambre, appuyant sa tête contre le mur et s’arrachant les cheveux. La pauvre femme avait été la véritable mère de l’enfant et son cœur se déchirait de l’avoir perdue.

— Où est le médecin ? demanda Hanna.

Elle se releva laissant tomber son manteau de reine sur le parquet et se rapprocha du berceau à nouveau.

Dans ce mouvement, son regard se fixa par hasard sur la glace au-dessus du berceau, et elle aperçut son image. Elle se vit au lit de mort de sa fille en costume de bal, la gorge nue comme une hétaïre. Le frisson la prit et en même temps le dégoût du monde, d’elle-même.

Le médecin arriva, essuya ses lunettes mouillées, regarda l’enfant et haussa les épaules.

— Qui aurait pu prévoir cela ? La mort est venue si vite et pendant le bal, fit Hanna.

La remarque était sotte. Elle ne l’avait faite que pour dire quelque chose. La tête lui tournait et elle chancelait sur ses jambes. Elle s’assit sur un fauteuil près du berceau et son regard se perdit dans le vide.

— Oui, générale, répondit le médecin d’un ton amer, la mort n’était pas invitée.

Il s’inclina et sortit.

De retour chez lui, le général trouva sa femme toujours assise sur le fauteuil et fixant dans le vide, les yeux secs. Il arrivait un peu pris de vin et fredonnant un refrain. En voyant la figure pâle de son enfant, il s’écria :

— Eh bien ! comment va-t-elle ?

— Tout est fini, répondit la nourrice.

— Comment ?

— Elle est morte.

— Morte !

Le général regarda autour de lui d’un air affolé, puis il prit son enfant dans ses bras, l’embrassa et se mit à fondre en larmes. Alors Hanna se prit à sangloter, elle aussi, et avec tant de force que tout son corps était secoué convulsivement ; mais elle ne se jeta pas dans les bras de son mari pour y chercher la consolation. Elle se réfugia en courant dans sa chambre à coucher, ferma la porte et se roula sur le tapis, en criant comme une bête qui a perdu son petit.

Après un certain temps, elle devint plus calme et songea.

« Mon enfant est mort pendant que je dansais avec lui, » dit-elle tout à coup avec un son de voix qui l’étonna elle-même.

Elle s’essuya les yeux, se releva et écarta les rideaux.

En ce moment, elle n’était plus du tout cette même femme qui, quelques heures plus tôt, s’abandonnait avec volupté dans les bras du roi. Elle était descendue en elle-même et tout son être s’en trouvait changé. Elle avait vu comme en un miroir combien elle était vaine, altérée de jouissances, sans valeur aucune, et ses larmes recommencèrent à couler ; mais, cette fois, c’étaient des larmes d’affliction, de repentir, qu’elle versait et elles lui faisaient du bien.