Les Prussiens d’aujourd’hui/T-2-20

Calmann Lévy (1 et 2 sur 2p. 361-379).

XX

PARMI LES TOMBES

la tentative de la générale Mardefeld auprès d’Andor n’ayant pas réussi, Plant chercha aussitôt un autre moyen de tenir tête aux attaques qu’il redoutait. Il savait positivement qu’il n’était pas de taille à lutter sérieusement contre Andor ; il ne lui restait donc qu’à mettre en pratique la simple et heureuse idée qui lui vint de rendre son adversaire ridicule.

Nulle autre part celui qui traîne avec esprit dans la boue la bonté, l’honneur, la supériorité, ne peut compter sur les applaudissements de la foule comme en Allemagne, qui affecte avec tant de zèle, la piété, la morale, l’instruction.

Il résolut de fonder immédiatement un journal humoristique, et afin que ce journal fût à son entière disposition, tout en ayant l’air d’être indépendant, il choisit Gansélès pour le mettre à la tête. Gansélès eut tout à coup énormément d’argent ; Gansélès fonda une feuille satirique, la fit imprimer à l’imprimerie de la Cour et se donna pour un homme influent, important.

Dans une séance secrète des rédacteurs on discuta le programme et on chercha le titre. Les plus étranges propositions virent le jour. Le baron Reish fut d’avis d’appeler le journal « Münchheusen » ; Pfefferman opina pour : « l’École du vice » ; Gansélès fit preuve de culture classique en proposant pour titre : « le Sphinx ». L’habile dessinateur enrôlé pour l’entreprise montra une jolie vignette où l’on voyait un charmant croquis de femme hérissée de piquants, entourée d’un groupe d’ânes indécis en toilette élégante et exprima le désir que la feuille s’appelât : « le Chardon ».

— Tout cela est trop littéraire ou trop raffiné, s’écria Plant. Aujourd’hui il faut du grossier pour avoir du succès auprès du public ; plus c’est commun, plus c’est piquant ; je baptiserai donc le journal : « la Punaise ».

En dépit de toutes les objections de ses collaborateurs, il s’en tint à ce titre étrange.

Quelques jours plus tard, le premier numéro de la Punaise paraissait avec un texte spirituel par ci par là, mais vide, sans valeur au fond, et avec des dessins ayant grand besoin de feuilles de vigne. Le succès n’en donna pas moins raison à Plant et la reine lut la Punaise avec autant de plaisir que la dernière servante d’auberge.

Tout se passa comme il l’avait prévu. Un jour parut dans la Réforme un grand article d’Andor contre le nouveau chemin de fer ; l’article fut suivi de deux autres.

L’impression produite par ces révélations d’un homme d’honneur, fondées jusque dans les moindres détails et spirituellement tournées, fut absolument écrasante. Toutes les classes de la population s’en émurent. Les actions du nouveau chemin de fer tombèrent de 58 à 45 ; celles de la Banque générale immobilière de 78 à 70. Mais ce fut tout.

L’Incorruptible et deux autres journaux à la solde du gouvernement répondirent aux accusation de la Réforme avec cet aplomb que donne seul le sentiment du droit ou le manque de vergogne. En tête du second numéro de la Punaise se trouva une caricature très-réussie en son genre, avec cette légende : « Le nouveau don Quichotte ».

On y voyait Andor admirablement peint en charge, montant un cheval très-maigre sur la housse duquel était écrit : Réforme, ayant au poing une grosse plume en forme de lance et s’élançant contre une rangée de moulins à vent. Ces moulins à vent étaient figurés par Plant, Rosenzweig, Oldershausen, Bärnburg, le général Mardefeld, qui se dressaient les bras allongés sur d’énormes sacs d’argent. Auprès d’Andor chevauchait Wiepert en Sancho Pança traînant un grand encrier. Au-dessus de la tête d’Andor madame Wiepert flottait en Victoire prête à le couronner d’un bas monstre.

Cette caricature produisit plus d’effet que ne l’avait espéré Plant. On rit d’Andor.

Il n’y eut peut-être qu’une personne qui ne rit pas de la gravure de la Punaise. Cette personne était Hanna.

Lorsque Plant triomphant lui montra le numéro, elle haussa les épaules et le posa tranquillement sur la table.

— Comment ! vous ne trouvez pas notre charge comique ? s’écria Plant étonné.

— Je la trouverais plutôt émouvante, répliqua-t-elle.

Andor moins que personne se faisait illusion sur le résultat de ses révélations.

Les actions du nouveau chemin de fer et de la Banque immobilière remontèrent promptement et les petits employés, les militaires et les bourgeois, les artisans, les ouvriers, ainsi que les gens de service, les veuves et les orphelins, portèrent comme avant leurs épargnes à Plant.

— Je commence à croire moi-même que je ne comprends pas mon temps et surtout notre nouvelle manière d’être allemande, dit-il à Wiepert. Depuis 1866, beaucoup de choses sont changées dans notre pays ; peut-être tout est-il changé. Ce qui m’inquiète le plus, c’est que le contraste entre riche et pauvre devient de plus en plus marqué.

Aujourd’hui chacun veut devenir riche mais personne ne veut comprendre que la richesse ne peut exister qu’aux dépens de l’aisance et engendre par conséquent la pauvreté.

Tout le monde joue, spécule, permettant ainsi à un seul d’accaparer les capitaux, tandis que le plus grand nombre, par de petites pertes régulières, est poussé au besoin, à la misère.

Nous savons que lorsque manque le tiers état, lorsque riche et pauvre se dressent sans merci l’un contre l’autre, il en résulte pour l’état de la société de terribles inconvénients.

C’est en même temps la décadence du progrès intellectuel qui s’annonce, car la richesse et le luxe sont aussi peu favorables que la pauvreté à la vie intelligente, au développement de la civilisation. L’aisance a toujours été l’atmosphère propre du travail, de l’esprit de découverte, du progrès.

Avant 1870 nous n’avions que de petites relations politiques, mais nous possédions cette aisance laborieuse qui a valu à l’Allemagne la prédominance en bon nombre de choses du ressort spirituel. Depuis 1870, nous sommes devenus riches pour être en même temps voués à une pauvreté que nous n’avions jusqu’alors connue que de nom, et il est à craindre que nos progrès politiques ne soient qu’un recul de notre civilisation. Dans la nature tout tend vers l’égalisation et les peuples sont des produits de la nature comme les républiques de fourmis, les monarchies d’abeilles.

Toutefois l’avenir ne me fait pas peur ; mais j’ai le dégoût du présent, devrais-je jamais passer pour un mauvais patriote.

Non, l’avenir ne m’effraie point.

Il se produira un mouvement nouveau dans le genre de celui des bourgeois, et plus tard des paysans contre l’aristocratie, un mouvement des travailleurs et il enlèvera les richesses usurpées et la richesse elle-même, comme les mouvements de jadis imposèrent les priviléges de la noblesse elle-même.

— Vous n’êtes pas aussi seul que vous le croyez à entretenir de semblables pensées, répondit Wiepert. Souvenez-vous de ce que Gustav Freitag, l’auteur de Doit et Avoir, qui est certainement bon Allemand et encore meilleur Prussien, a écrit dans le journal le Nouvel Empire.

— Je me souviens ; il constata la fièvre de jeu qui a gagné grands et petits, la disparition de tous les sentiments nobles, depuis notre grandeur récente.

— Eh bien ! si Gustav Freitag, le héraut littéraire qui annonçait, la trompette à la main, l’avènement de la Prusse a écrit cela, c’est que c’est absolument vrai. Oui, mon ami, on ne lance pas dans le monde des maximes comme : La force prime le droit, sans qu’il en résulte un châtiment. Cette belle sentence se prête à toute espèce de variantes et nous en avons déjà une qui dit : Richesse prime honneur et qui vaut bien l’autre en tant que moralité.

En songeant à cette conversation, Andor était rentré chez lui. Une surprise à la fois agréable et pénible l’y attendait. Il trouva Valéria assise à sa table à écrire. Elle lisait un livre qu’elle quitta aussitôt pour tourner la tête vers lui et lui tendre la main.

— Me voici ! Ne sois pas méchant ; j’ai à causer avec toi, lui dit-elle.

Il quitta son chapeau, sa canne, mais il ne prit pas la main tendue.

— Tu m’as écrit une méchante lettre, Andor, continua-t-elle. J’ai voulu me montrer fière, et c’est pour cela que je ne t’ai pas répondu ; mais maintenant que tes ennemis chantent victoire, que tout le monde se moque de toi, je viens pour te dire que…

Elle se leva d’un bond et se jeta à son cou.

— Que je t’aime, ajouta-t-elle, que je n’aime que toi et que je ne te quitterai pas, quand même tu m’accablerais d’injures, tu me mépriserais, tu me repousserais loin de toi.

— C’est beau, c’est noble à toi de venir en ce moment me tendre la main en signe de réconciliation, répondit Andor frémissant de tous ses membres, mais je ne puis la serrer.

— Andor ! supplia Valéria fixant son regard sur lui.

— Réponds-moi loyalement, commença-t-il avec sévérité.

— Interroge-moi.

— Es-tu la… la maîtresse du roi… ?

— Oui.

— Et tu me proposes de…

— Ne t’emporte pas, Andor ; laisse-moi tout te dire ; peut-être me pardonneras-tu.

Viens, sois gentil ; assieds-toi près de moi.

Elle l’attira sur un vieux fauteuil qui était auprès de la table à écrire et roula pour elle un siége auprès de lui.

— Maintenant écoute-moi tranquillement jusqu’à ce que j’aie fini.

Oui, mon ami, je le répète, je suis la favorite du roi, et il est de bon ton de m’adorer, de me permettre toutes mes fantaisies.

Sais-tu pourquoi ?

Parce que je suis de tout point l’idéal des hommes d’aujourd’hui.

Je crois que, eussé-je été laide, je n’en aurais pas moins réussi. Les hommes de notre temps apprécient fort peu la vertu, tandis que le vice les enchante.

Et, qui plus est, je suis au théâtre, actrice. Il est superflu de te dire qu’aujourd’hui pour une pièce nouvelle, une actrice dépense plus en toilette qu’elle ne gagne en une année. Avec quoi s’habillera-t-elle dans les autres rôles et de quoi vivra-t-elle ?

Une actrice qui n’a pas de protecteur ne peut pas faire son chemin au théâtre allemand, tel qu’il est de nos jours. La plupart du temps, par nature, elle préférerait un pauvre poëte ou un pauvre lieutenant aux princes et aux barons de la Bourse, mais le public la force à prendre un amoureux riche.

Demande-t-on à quelqu’un qui vient du théâtre : Comment a joué une telle ? Non, on lui demande : Quelle toilette avait-elle ?

Oui, mon ami, je me suis vendue ; mais il le fallait pour devenir ce que je suis maintenant, l’artiste célèbre, et si j’étais restée la pauvre fille du fripier, tu ne m’aurais pas plus aimée que les autres.

Andor regardait le parquet en silence.

— Pèse tout et tu ne me condamneras pas, tu ne me mépriseras pas, s’écria Valéria.

— Je ne suis pas ici pour juger qui que ce soit, dit Andor.

— Mais tu me méprises ?

— Je ne te méprise pas.

Valéria lui lança un regard plein de remercîment et, avant qu’il pût l’en empêcher elle lui avait baisé la main.

— Que fais-tu ?

— Ah ! je t’aime tant ! s’écria-t-elle avec élan, demande-moi ce que tu voudras ; pour toi je ferai tout, tout.

— Valéria, répondit Andor d’une voix brisée, tu ne sais pas tout ce que tu étais pour moi, tout ce que tu es encore, combien je t’aime. Tu m’as rendu heureux, bienheureux ; mais tu as été cruelle aussi envers moi, affreusement cruelle, de me donner un bonheur qui ne pouvait durer.

— Et pourquoi pas ? demanda-t-elle vivement. Est-ce que tu ne m’aimes pas, est-ce que je ne t’adore pas ? Qu’est-ce qui peut nous séparer ? Oh ! crois-moi, aucune de ces vertueuses hypocrites de notre pays ne saurait t’apprécier à ta valeur comme moi. Je lève les yeux vers toi comme vers la lumière de la vérité, comme vers mon Dieu.

— Ô ciel ! ô ciel ! soupira Andor en serrant la femme aimée dans ses bras, presque involontairement, et couvrant sa jolie figure de larmes et de baisers, je t’aime comme un insensé et pourtant il faut… il faut que je renonce à toi.

— Non, non, supplia Valéria.

— Il le faut ; aie pitié de moi et n’en parlons plus.

— Tu es à moi, lui répondit-elle en s’agenouillant devant lui et appuyant sa tête contre son cœur, dis-moi que tu me pardonnes ; ne me tue pas.

Longtemps le silence régna dans la chambre. On n’entendit que les sanglots de Valéria et la respiration oppressée d’Andor livrant bataille avec lui-même.

— Écoute-moi, dit-il, j’oublierai tout ; je m’en irai avec toi loin d’ici, à l’étranger, où personne ne nous connaît. Là, je travaillerai pour toi et tu seras ma femme. Mais il faut que tu renonces à tout ce qui te déshonore, à tes connaissances et à ta fortune ; il faut que tu viennes avec moi aussi pauvre que je le suis.

Valéria se taisait.

— Eh bien ! que me réponds-tu ?

— Je ne puis pas, Andor, lui dit-elle, je ne puis pas ; ne me demande pas l’impossible.

— Tu ne veux donc pas ? interrogea-t-il à haute voix et avec fermeté.

— Je ne puis pas.

— Alors nous sommes séparés et pour toujours.

— Non, Andor ; cela ne saurait être réellement.

Elle se jeta à ses genoux et releva vers lui ses yeux pleins d’angoisse.

— Allons, relève-toi, dit-il tranquillement. Je vais te ramener chez toi.

Elle se releva, mit sur ses boucles brunes son chapeau qu’il lui tendit et se laissa envelopper de son manteau de velours. Elle le suivit machinalement hors de la chambre, descendit l’escalier et marcha jusqu’à son petit palais.

Le long des rues pas un mot ne fut échangé entre eux.

À la porte, il lui tendit la main.

— Adieu ! fit-il tout bas.

— Adieu ! répéta-t-elle.

Il s’éloigna et elle se détourna pour pleurer.

Ce fut ainsi qu’ils se quittèrent pour toujours.

Le lendemain, jour de la Toussaint, le comte Riva vint de bonne heure chez Andor. Sous son élégant costume noir, il avait quelque chose de solennel.

— Nous irons visiter aujourd’hui la tombe de votre mère, dit-il ; j’ai fait deux couronnes avec les fleurs de mon jardin et je les apporterai cette après-dînée au bureau de la Réforme.

— Je vous remercie de tout cœur, répondit Andor.

Le comte arriva en effet à deux heures, suivi de son étrange vieux domestique portant les deux belles couronnes. Ils se rendirent ensemble au cimetière, des milliers d’autres personnes suivaient le même chemin et se pressaient, se poussaient à la porte. Andor s’arrêta et parcourut de l’œil le tableau qui s’offrait à lui.

À la lueur des lumières, des lanternes tumulaires, le cimetière étincelait. Chacune des tombes innombrables avait été convertie en un petit jardin parfumé et dans l’espace entre elles les visiteurs ressemblaient à des fourmis affairées.

Les femmes étaient toutes en riche toilette. Même en cet endroit où la mort grimaçait de tout côté, elles ne pensaient qu’à plaire. En passant devant les messieurs parfumés, les officiers ceinturonnés debout à la grille, le monocle dans l’œil pour les passer en revue, elles riaient, caquetaient, se redressaient. Aux boutiques dressées pour la circonstance, le bon peuple achetait des saucisses ou des gâteaux et mordait dedans en face des tombes.

— Ne trouvez pas cela mauvais de ma part, dit Andor, mais je vous prie de me dispenser d’entrer maintenant. Ici, je ne vois sur toutes les figures que de l’hypocrisie accouplée à de la grossièreté. J’ai le cœur soulevé de dégoût. Je ne suis pas dans la disposition voulue pour entrer dans cette enceinte sacrée.

— Vous avez raison ; nous reviendrons ce soir, répondit le comte, personne ne nous dérangera.

— Quel joli spécimen de ce que Auerbach appelle « notre bonne vie allemande ! » s’écria Andor. Où tout autre frissonne, l’Allemand mange sa saucisse.

Lorsqu’ils revinrent au cimetière, il faisait tout à fait sombre, et aucun être humain n’était visible.

Ils entrèrent par la grille dans la ville des morts et remontèrent la large avenue qui la coupe en deux. Les lanternes de couleur avaient disparu. Partout régnaient le silence et l’obscurité. Çà et là, seulement, une lumière presque éteinte vacillait sur une misérable tombe et faisait, à travers le triste feuillage des cyprès et des saules pleureurs, l’effet d’un de ces feux follets que l’on voit souvent, par les nuits sombres, danser au-dessus des tombeaux.

Andor et son compagnon tournèrent alors à droite, s’engageant dans un petit sentier entre des croix et des pierres commémoratives. De temps en temps, le docteur s’inclinait pour lire une inscription, mais il ne pouvait distinguer que les lettres dorées.

Le ciel était tout à fait sombre. On n’apercevait pas la lune ni aucune étoile ne versait sa douce lumière consolante. De çà, de là seulement apparaissait quelque blanche statue semblant faire signe de sa main de marbre.

— Ce doit être ici, dit enfin Andor s’arrêtant, mais je ne trouve pas la croix.

Les visiteurs firent encore quelques pas et aperçurent la silhouette d’une femme grande, toute en deuil, qui se tenait devant une tombe où elle avait l’air de prier. Quand elle vit les deux hommes, elle parut surprise, rabattit son voile épais sur sa figure et disparut derrière deux cyprès. Andor examina la tombe. C’était celle de sa mère, et à la croix de fer sans ornement était suspendue une couronne fraîche.

Le comte déposa sur la tombe les couronnes apportées, et les deux hommes restèrent longtemps la tête découverte, plongés dans une profonde méditation, dans leurs souvenirs.

Les larmes roulaient sur les joues du pauvre Andor. Le comte s’en aperçut et lui prit doucement la main.

— La dernière nuit où j’ai veillé votre mère, lui dit-il, je la vis prier avec ferveur. Il devait y avoir dans mon regard quelque chose d’interrogateur ; car elle se tourna vers moi, et me dit de sa douce voix : Je ne prie pas pour moi ; depuis des années, je ne fais qu’une même prière : que « mon fils reste honnête. » Si jamais prière a été exaucée, c’est celle-là ; et comme c’est vous qui avez réalisé le seul souhait ardent de votre mère, cela doit vous consoler, vous donner la paix.

Après qu’ils se furent remis en marche, Andor distingua, à la vive lueur de deux lanternes tumulaires, cette même silhouette de femme qui avait apporté une couronne à la tombe de sa mère, agenouillée devant la grille dorée d’un caveau auprès du mur du cimetière. Il fit un mouvement pour reculer avec le comte dans l’ombre des arbres ; mais il était trop tard. La femme venait de se relever et se dirigeait vers l’allée sablée menant à la porte de sortie ; Riva s’approcha du caveau et lut en grosses lettres d’or : Famille Mardefeld.

— Hanna ! murmura-t-il involontairement.

— Hanna ! répéta Andor.

Il s’était tourné dans la direction qu’elle avait suivie, mais il ne distingua plus qu’une ombre se perdant dans la nuit.

Lorsque le regard d’Andor se porta ensuite sur l’enceinte parfumée des morts, où les lueurs s’éteignaient les unes après les autres, où une seule lumière luttait contre la brise qui s’était levée et balançait les branches des cyprès, il dit comme s’il se fût parlé à lui-même.

— Il en est de même dans mon âme ; ainsi m’apparaît le monde, l’obscurité gagne de plus en plus et les lumières s’éteignent une à une ; il ne restera bientôt plus que les ténèbres.

— Et le soleil devant lequel se dissipent les ténèbres ? demanda Riva.

— Oh ! fasse Dieu que je voie encore les premières rougeurs du matin ! Mais je ne le crois pas, et, ce qui est plus triste encore, je ne l’espère pas… Mais une certitude se dresse inflexible devant moi, et cette certitude est que, dans le monde qui m’entoure, il n’y a plus de place pour l’idéal.

La race d’aujourd’hui ne sait plus rien de l’amour, du beau, de l’honneur, de la liberté.

Les égoïstes, les sans cœur, les malhonnêtes, les tyrans de l’humanité triomphent ; la moquerie poursuit celui qui est honnête.

Il ne nous reste que la résignation, non celle qui se réfugie loin du monde dans les thébaïdes, mais celle qui présente au monde un front hardi et lutte sans relâche, pas pour elle, pas pour un seul peuple, mais pour toute l’humanité.

Puissions-nous mériter toujours que nos contemporains nous appellent rêveurs, esprits malades ! Ce qu’un homme a fait pour lui, ce qu’un peuple a pu conquérir, la marche du temps l’a toujours emporté ; mais les actions accomplies en vue de l’humanité, les paroles dites pour l’édifier, la consolider, sont comme les vérités qui versent sur tout leur lumière et leur bénédiction : elles sont éternelles.

Et toi, Allemagne, n’erres-tu pas aussi parmi les tombes, comme moi, et ne vois-tu pas s’éteindre l’un après l’autre tous tes feux sacrés ?

Non, car chose plus désolante encore, c’est toi-même qui les éteins. Ils ont brûlé assez longtemps t’éclairant dans ta route, et maintenant que tu es au but, tu n’as plus besoin d’aucune étoile, d’aucun idéal.

Tu as versé le sang, gagné de l’or, remporté des victoires, amassé des milliards, à quoi te servirait l’amour ?

Que t’importe la haine des peuples qui se cramponnent comme des Erinnyes aux roues de ton char de triomphe ?

Qu’est pour toi la vérité ?

Elle peut être le bouclier du malheur. Les heureux couronnent leur front de l’étincelant diadème du mensonge, sans en être punis.

Et le beau ?

Tu as préféré la gloire périssable de Rome à la gloire immortelle de la Grèce. Il n’y aura plus d’Homère qui chantera pour toi, plus de Phidias qui sculptera, d’Apelle qui peindra.

Que ferais-tu de la liberté ?

Tes temples sont vides, et comme les cohortes, le peuple de Rome, tu fais dieux les Césars.


FIN.