Les Prussiens d’aujourd’hui/T-2-18

Calmann Lévy (1 et 2 sur 2p. 316-338).

XVIII

OÙ NOTRE HÉROS FAIT HONNEUR À CE NOM

En quittant à la hâte la villa de l’actrice, Andor s’était enfoncé dans le bois voisin comme ces hommes animés de l’esprit de Dieu qui se réfugiaient jadis dans des thébaïdes pour réfléchir loin du monde sur les misères humaines et les moyens d’y remédier. De temps en temps, il s’asseyait sur un tronc d’arbre déraciné, auprès d’une source à laquelle il étanchait sa soif, ou bien il s’étendait sur l’herbe pour cueillir des baies et apaiser sa faim.

Fatigué, couvert de poussière, les cheveux en désordre, l’œil enfiévré, il revint chez lui avec les ombres du soir et prit aussitôt place à sa table de travail pour écrire à Valéria. Il ne jeta sur le papier que ces quelques lignes :

« J’ai cru en toi malgré tout ce que le monde en disait et je t’ai aimée de toutes les forces de mon cœur. Depuis aujourd’hui, je ne crois plus en toi ; mon honneur me commande donc de délier le lien qui nous avait unis jusqu’ici. Plains-moi de t’aimer encore.

» Andor. »

Il cacheta sa lettre, la fit partir et se rendit ensuite chez Wiepert où il arriva fort à propos.

Il y eut entre ces deux hommes d’honneur une conversation ayant pour sujet Plant et une nouvelle entreprise lancée par lui avec éclat. Le résultat de cette conversation fut que Valéria rentra aussitôt dans l’ombre et qu’Andor, appelé à lutter, reconquit tout à coup la saine vigueur de son être.

Enhardi par le prodigieux succès de sa Banque générale immobilière, Plant avait songé à réaliser son second projet.

Il s’agissait, cette fois, de la construction d’un chemin de fer qui devait relier à la ville une fertile province négligée jusqu’ici par l’État et aller rejoindre le réseau d’un grand État voisin.

Dans le plan lui-même il n’y avait rien de trop hardi, rien qui pût éveiller la méfiance. Au contraire, le nouveau chemin de fer répondait à un besoin général. Il fut donc facile à la reine de faire accorder la concession à Plant et à ses associés, Rosenzweig, le baron Oldershausen, le général Mardefeld et le comte Bärnburg. Mais la mise en œuvre de cette entreprise fut comme un coup de poing en pleine figure de tous les bien pensants.

La reine n’en parut pas moins enchantée des services que Plant lui rendit à cette occasion, car à peine venait-il d’être nommé directeur général du nouveau chemin de fer qu’il recevait l’ordre de l’Épée et le titre de baron « de Rheinsels ».

Andor réfléchissait sur tout cela en arpentant le bureau de la rédaction. Quoique vivement surexcité, irrité, il réfléchit longtemps et adressa ensuite à Plant la lettre ci-après :

« Monsieur le baron,

» Jusqu’ici nous étions amis, bien que tous les frais de cette amitié fussent supportés par moi seul. À dater d’aujourd’hui, je vous prie de ne voir en moi qu’un adversaire. Je n’avais pas voulu donner suite aux plaintes élevées contre vous et consorts à propos de la fondation de votre Banque générale immobilière, je n’avais pas à ma disposition les preuves me permettant de me constituer juge en cette affaire, je veux dire juge impartial, ami du droit.

» Ces preuves me sont fournies en ce qui concerne le nouveau chemin de fer à construire sous votre direction. Cette entreprise a donné lieu à des faits de nature à révolter l’opinion publique, et l’opinion publique élève la voix, à la place du droit impuissant.

» Ne méprisant rien tant que la fausseté, la déloyauté, je juge nécessaire, avant de vous attaquer vous et vos associés, de vous faire connaître ma manière de voir en cette affaire.

» Docteur Andor. »

Après que cette lettre fut partie, Andor se sentit libre, dispos comme jamais. Il avait rompu en même temps deux relations le mettant dans une fausse situation vis-à-vis du monde, et, ce qui importait plus encore pour lui, le condamnant à une lutte intérieure continuelle ; or il avait donc accompli deux modernes travaux d’Hercule tout à fait méritoires.

Il faut réellement être très-fort pour renoncer à une jolie femme entourée de tout l’éclat du luxe, aimée par-dessus le marché, en n’ayant à lui reprocher que d’être la favorite du roi. Aux yeux des hommes de notre époque, ce détail eût été un charme de plus.

Il faut être presque un demi-dieu pour donner la moitié de son manteau à un ami tant qu’il est pauvre et lui tourner ensuite le dos quand il est devenu considéré, influent, riche, en vertu de ce simple principe des plus bourgeois qu’il a cessé d’être un homme d’honneur.

La missive d’Andor mit Plant dans une grande agitation. Il était assez expérimenté, assez rusé pour voir immédiatement quel gros danger menaçait son entreprise ; mais il n’était pas dans sa nature de se laisser influencer longtemps par la crainte.

Il songea aux moyens de résistance et se chercha un allié. Dans ce but, il passa en revue les avantages de tout genre qu’il avait par lui-même et ses associés et il s’imagina sans doute avoir trouvé la personne qu’il lui fallait, car il fit par deux fois en souriant un signe de tête et prit son chapeau pour se rendre chez le général Mardefeld.

À son retour, tard dans la soirée, les bonnes gens auraient dit la nuit, d’une promenade à cheval qu’elle venait de faire avec sa royale amie, Hanna, en amazone verte, le petit chapeau d’homme à voile flottant sur la tête et la cravache à la main, ne fut pas peu étonnée de trouver son mari au salon avec Plant. La figure solennelle des deux causeurs lui fit pressentir un événement.

— Qu’y a-t-il ? qu’est-il arrivé ? demanda-t-elle vivement en ôtant à la hâte ses gants à six boutons qu’elle jeta sur la table.

— Lis d’abord cette lettre, commença le général lui tendant la missive d’Andor à Plant.

Elle se rapprocha de la lampe, lut et dit en haussant les épaules :

— Eh bien, après ?

— Tu prends la chose bien facilement, fit le général, tu ne sais pas ce qui est en jeu pour nous.

— Il s’est ébruité pas mal de choses sur cette entreprise, ajouta Plant. Entre nous, nous pouvons reconnaître qu’avec un adversaire habile, notre cuirasse n’est pas sans défaut. Si le docteur Andor nous attaque, c’est qu’il a pleine connaissance des faits. Il n’est pas homme à accuser quelqu’un à la légère, sans bons motifs, je ne crains pas de l’avouer, en ce moment même où il se dresse en ennemi contre moi. Venant de lui, l’attaque sera telle qu’elle fera sensation dans toute l’Allemagne. Il a l’esprit nécessaire et une plume qui semble lancer des éclairs, lorsqu’elle défend la bonne cause. On le croira, parce que sa réputation est sans tache.

— Vous avez raison, répondit Hanna avec une malicieuse inclination de tête ; mais je ne comprends toujours pas pourquoi je dois envisager le fait si sérieusement.

— Il s’agit de notre honneur, fit le général avec brusquerie. Je ne veux pas être écorché vivant par ces maudits journaux. Il s’agit de mon honneur, entends-tu et aussi du tien.

— En quoi cela servira-t-il à notre honneur que je prenne une figure sérieuse ? demanda avec moquerie Hanna savourant l’embarras de ses deux interlocuteurs.

— Il faut que tu fasses plus et même tout, à vrai dire, répliqua son mari. Tu es la seule personne à pouvoir circonvenir cet homme si dangereux pour nous, à pouvoir exercer quelque influence sur lui. Fais-le appeler et tâche de le gagner.

Hanna regarda son mari avec de grands yeux.

— Vous, les femmes, vous savez vous y prendre pour ces choses-là. Montre une bonne fois que tu es fine ; cherche à réveiller en lui de tendres souvenirs ; tu m’entends bien.

Le général compléta sa pensée par un vilain petit rire.

— Nous tenons à la disposition d’Andor n’importe quelle somme, insinua Plant.

— Mais vous savez qu’il n’accepte pas d’argent, objecta Hanna.

— C’est bien pour cela, générale, que vous devez… Un regard de vous ferait peut-être ce qu’un million ne peut faire. Mais vous ne voulez pas nous comprendre.

— Maintenant je vous comprends, dit Hanna qui regardait le parquet d’un air songeur. Et comme cela m’intéresse de savoir jusqu’où peut aller ma puissance, je ferai ce que vous voulez ; je causerai avec lui. Êtes-vous contents ?

— Tout à fait, dit Plant.

Tandis que le nouveau baron baisait la main à la générale, avant de se retirer, il lui murmura : Faites qu’il espère… qu’il espère tout !

Le lendemain matin, Andor reçut un billet d’Hanna l’invitant à aller la voir pour une communication importante qu’elle avait à lui faire. Il lut une seconde fois les lignes tracées sur beau papier anglais et prit la plume pour répondre qu’une entrevue de ce genre entre elle et lui était superflue et ne devait pas avoir lieu ; mais, en réfléchissant plus sûrement, il se décida à se présenter chez la générale à l’heure fixée.

Il se disait qu’il la haïssait, qu’il se montrerait en face d’elle froid, indifférent et pourtant le cœur lui battait bien fort tandis qu’il se dirigeait vers la maison qu’elle habitait.

Elle, de son côté, s’était occupée d’Andor toute la journée, non qu’elle eût pensé à poser doucement sa belle main sur les vieilles blessures pour les cicatriser ou qu’elle se fût proposé de le persuader, de lui jeter sur la tête la robe de Nessus de ses charmes pour le retenir ensuite prisonnier ; loin de là ; tout ce qu’il y avait en elle de réflexion, elle l’avait appliqué avec un sérieux presque saint à chercher quelle toilette elle mettrait pour recevoir l’homme jadis aimé.

Aussitôt après le déjeuner, la générale et sa femme de chambre avaient longuement tenu conseil. La première, qui savait fort bien comme toutes les femmes vaniteuses de leur personne ce qui lui allait bien ou mal, était convaincue qu’aucune toilette ne faisait mieux valoir ses avantages qu’une simple robe de mousseline blanche ; mais la femme de chambre, experte en son métier, protestait contre ce choix, disant qu’il faisait un temps d’automne froid, orageux, qu’une toilette aussi légère n’était pas de saison et par conséquent manquerait de goût.

Après un vif échange de paroles, le choix tomba sur une belle robe de chambre en satin rose, à corsage recouvert d’une pointe en vraie dentelle, avec laquelle Hanna avait déjà fait perdre la tête à plus d’un héros de salon endurci. Mais à midi, elle trouva que cette toilette donnait à la rencontre une certaine intensité et qu’avec Andor elle manquait d’à-propos.

Deux heures avant le moment où il devait arriver, Hanna commença à se coiffer, s’habiller avec l’aide de la femme de chambre. Après avoir essayé plusieurs manières d’arranger ses cheveux, la générale se décida pour une coiffure imitée d’un vase de Pompéi. La coiffure ayant été menée à bien, les sourcils délicatement peints et la figure blanchie de poudre de riz, elle revêtit une robe en soie noire à longue traîne et passa par-dessus une jaquette fantaisiste, dans le goût oriental, en cachemire blanc, avec de grosses fleurs brodées en or et une frange dorée.

Les couleurs étaient en parfaite harmonie et Hanna se regardait avec complaisance dans le miroir ; soudain son front se plissa et elle défit la jaquette avec mauvaise humeur.

« Ma taille est effacée sous cette toilette, murmura-t-elle ; je ne saurais rester ainsi ; c’est bon pour une femme possédant déjà cet embonpoint qu’on appelle galamment la rondeur des formes. À quoi bon avoir une taille élancée, élégante, que tout le monde admire, si on la cache en une occasion comme celle-ci ? »

La femme de chambre opina alors pour une robe en velours, et la générale fut aussitôt du même avis ; mais il s’agissait de choisir la couleur.

On prit une robe en velours noir ; le noir maigrit ; mais le vêtement était décolleté et dès lors impossible ; on prit une robe velours pensée qui, au soleil, avait les plus jolis reflets ; mais, à la lumière, la couleur était trop indécise ; on prit une robe en velours vert, garnie de dentelles ; elle fut rejetée comme trop riche. On s’arrêta enfin à une robe en velours grenat, qui n’était pas agrémentée, dont le corsage était fermé jusqu’au cou et qui commençait à plisser aux hanches pour finir en une traîne chatoyant sur le parquet.

À sa chevelure, Hanna ajouta une fraîche rose blanche ; à son fin poignet, elle mit un bracelet qui figurait un serpent se mordant la queue en symbole de l’éternité.

En cette toilette aussi simple que riche, la générale faisait un effet des plus distingués. Après s’être mirée en tout sens à l’aide de deux glaces, elle se trouva satisfaite d’elle-même et prit place sur un sopha dans son petit salon.

Sur la table devant elle, il y avait plusieurs ouvrages illustrés par Doré, qu’elle avait souvent feuilletés déjà, sans bien les voir, selon l’habitude des femmes. Elle feuilleta donc à nouveau le Don Quichotte, faisant défiler sous ses yeux les belles scènes. Puis elle se plongea pour la première fois dans les admirables paysages dont le maître français a embelli les œuvres de son compatriote Perrault. Alors, bien malgré elle, elle éprouva quelque chose qu’elle n’avait plus éprouvé depuis des années et dans ce quelque chose se retrouvaient tout à coup la poésie et l’élan de ses années de jeune fille. De sorte que, lorsque Andor fut annoncé, elle eut de la peine à redevenir la femme mondaine, à reprendre sa figure toujours souriante et par cela seul toujours froide.

Il s’avança lentement, mais d’un pas sûr, ferme, et s’inclina avec cette dignité qui, lorsqu’elle est unie chez un homme à l’esprit, au mérite, plaît beaucoup plus aux femmes qu’une gracieuse légèreté. D’un œil calme, il regarda la jolie femme qui avait jadis régné en souveraine dans sa vie et l’avait quitté, trahi.

La générale s’était levée pour faire deux pas au-devant de lui et lui tendre sa main qu’il se contenta de toucher du bout des doigts. Elle l’invita ensuite à prendre place, lui sourit avec amabilité et se mit à parler, à parler vite, questionnant, questionnant sans jamais attendre la réponse. Bref, elle se conduisait comme quelqu’un qui se trouve très-embarrassé et qui a recours à tout son aplomb mondain pour cacher son embarras.

Andor n’avait pas essayé de placer une seule parole. Il eut ainsi le temps de maîtriser l’émotion qu’il avait ressentie en revoyant femme, et femme aussi parfaite que l’imagination d’un Raphaël ou d’un Gœthe a pu en rêver, celle qu’il avait aimée, alors qu’elle était jeune fille.

Cette émotion avait été, d’abord, toute-puissante ; il sentait son cœur se briser ; tout souffrait en lui. Sans l’expérience qui lui avait appris à cacher ses sentiments, à les déguiser comme les autres, il se serait jeté à ses pieds pour s’écrier : « Je t’aime ; tu es la seule que j’aie aimée, la seule que j’aimerai : mets ton pied sur ma nuque, si tu veux, mais ne me repousse pas loin de toi. »

Mais tout bon que nous le savons, Andor était comme les mauvais de son temps, c’est-à-dire assez pratique pour comprendre qu’un pareil aveu, un semblable abaissement n’eût fait qu’égayer la générale, sans être de la moindre utilité pour lui. Il s’efforça donc de paraître froid et il y réussit. Il fut même glacial.

— Mais vous ne me dites rien, s’écria enfin Hanna. Se seraient-ils trompés, ceux qui… qui ont prétendu que j’avais quelque influence sur vous, qui en me voyant m’intéresser à vous et à vos nobles efforts, ont eu l’idée que vous aussi vous vous intéressiez à moi, et à cause de cela m’ont confié la mission de…

— La mission de quoi faire, générale ? demanda Andor tranquillement.

— Je suis très-heureuse, continua Hanna d’un ton protecteur qui froissait la virile nature d’Andor, de pouvoir vous dire que, dans le plus haut rang de la société, on apprécie aussi votre caractère, votre talent et qu’on fera tout pour vous conquérir. Avec toute confiance en votre discrétion, je vous dirai que Nos Majestés prennent part aux différentes entreprises de votre ami Plant.

— Pardon de vous interrompre, fit Andor avec empressement, mais Plant n’est plus mon ami : je ne touche pas une main qui n’est point propre. Laissez-moi en outre vous exprimer un doute qui me vient à l’esprit. Que l’on apprécie en moi certain talent, je dois le croire, puisqu’on semble me craindre ; mais on n’a pas l’air de connaître mon caractère, puisque l’on ose…

— Mon cher Andor, ne vous fâchez pas contre moi, s’écria Hanna presque avec inquiétude en lui prenant la main, j’ai de bonnes intentions envers vous ; je voudrais… oui, je veux vous le dire… j’ai quelque chose de bon à faire pour vous et je voudrais…

Elle ne parvint pas à achever sa phrase.

— Vous voudriez me dédommager d’une illusion perdue avec de l’argent. Un vrai procédé moderne.

— Ah ! vous ne voulez pas me comprendre.

— Je ne vous demande qu’un peu de patience, générale, fit Andor et je vous prouverai tout de suite que je vous comprends. Ces mêmes hommes qui n’oseraient pas m’offrir la main parce qu’ils savent que je ne la toucherais pas, ont eu la belle idée de vous choisir pour remplir auprès de moi une mission que je qualifie tout simplement de honteuse ; ils n’ont pas pensé à ce détail que, remplie par vous, la mission me froisserait doublement.

— Mais je n’ai rien dit qui puisse vous offenser, supplia Hanna se levant et lui tendant les mains.

— Vous m’avez assez profondément blessé, peut-être sans le vouloir ; mais je ne vous renverrai pas au cœur ce coup meurtrier ; ne craignez rien ; je serai calme. Causons comme des personnes pratiques. Que m’offre-t-on ?

— Tout ce que vous voudrez : titres, décorations…

— Et naturellement de l’argent ?

— De l’argent aussi.

— Quelle somme ? Puis-je savoir ?

— Cent mille florins, je crois ; plus, peut-être ; mais ne vous fâchez pas.

— Tout ce que je voudrais, répéta Andor avec ironie. Et si je vous voulais, vous ?

— Moi ! vous plaisantez ?

— Fussiez-vous le prix auquel on veut m’acheter, le prix accompagné de titres, de décorations, de millions, je répondrais non quand même. Je vous dirais comme je vous dis en ce moment de sang-froid : merci de votre offre. Mais écoutez pourquoi je ne veux rien avoir de commun avec ces hommes qui vous ont choisie pour m’empêcher de parler. Il faut que vous m’écoutiez ; vous me devez de m’entendre.

— Oh ! parlez, je vous en prie.

— Je ne sais si vous me comprendrez tout à fait, commença Andor d’un ton à faire frémir Hanna, chez nous, en Allemagne, on a tant radoté sur « la dignité des femmes », qu’il ne faut pas s’étonner si toutes nos idées sur votre sexe sont emmêlées, brouillées. Entre autres opinions, la femme passe parmi nous pour un être dans lequel se trouvent réunis les sentiments les plus tendres, les plus nobles, les plus purs, en un mot, pour la poésie elle-même.

C’est une erreur déplorable et dangereuse.

Il serait bien plus juste de dire : la femme est la prose vivante.

À notre sensibilité seule la femme doit cette enveloppe poétique que nous lui prêtons et qui est en nous, pas en elle.

L’œil de la femme est toujours fixé sur ce qui est proche, petit. C’est pour cela qu’en beaucoup de choses, peut-être en toutes les choses dont se compose la vie ordinaire, elle est bien plus rusée que nous et que nous pouvons sans danger nous laisser guider par elle ; mais, si nous lui demandons de nous suivre dans d’autres voies plus éloignées, plus grandes, plus importantes, nous nous apercevons bientôt que l’intelligence lui manque pour cela ; nos grandes vues l’étonnent et elle se rit de notre enthousiasme.

La femme est incapable de saisir le côté idéal d’une question ; elle ne voit jamais que le côté pratique. Tandis que nous, nous pensons à l’humanité tout entière, que nous entretenons des idées de sacrifice à nos semblables, elle reste, elle, égoïste, matérialiste.

C’est surtout en ce qui comprend toute la vie de la femme, dans l’amour et le mariage, que cette vérité devient frappante.

L’homme qui a d’autres intérêts dans la vie, pouvant remédier à un mariage malheureux, obéit d’habitude à une pression idéale dans le choix de sa compagne. S’il ne se marie pas selon son cœur, il se marie du moins selon son goût.

La femme, au contraire, ne voit, en général, dans l’amour de l’homme, que le moyen de se pourvoir des choses de la vie ; elle ne se préoccupe que du côté matériel dans la question qui décide du bonheur ou du malheur de son existence.

Mais je me suis éloigné de mon sujet.

Je craignais donc, générale, de ne pas être compris de vous ; je crains encore que ma manière de voir les choses ne vous fasse rire, et cependant je vais essayer de m’expliquer.

J’affirme, faites bien attention, que les entreprises exécutées par Plant ont un caractère à permettre au point d’honneur militaire de votre mari, le général, d’y prendre part, tout étrange que cela semble. Cependant, d’après mes idées d’honneur et d’honnêteté je considère non-seulement comme un devoir de m’en tenir éloigné, mais encore de les combattre avec toutes les forces en mon pouvoir.

Je ne veux pas vous fatiguer et je me contenterai de vous mentionner quelques-uns des faits se rattachant au nouveau chemin de fer.

Les personnages à la tête de cette entreprise ont trouvé que cela était pratique de tenir un certain temps la concession secrète. Dès que le tracé a été prêt, ils se sont empressés d’acheter à un prix dérisoire les terrains sur lesquels devait passer la ligne.

Ceci fait, ils ont publié la concession. Plant Rosenzweig, Oldershausen, etc… réunis en conseil d’administration, ont estimé le prix d’expropriation, décidant eux-mêmes combien les terrains en question devaient être vendus et il va sans dire que le prix fixé était bien plus élevé que celui payé par eux.

De quel nom qualifiez-vous cette manière d’agir, générale ?

Vous l’appelez sans doute une bonne affaire. Moi, j’appelle cette bonne affaire, que les hommes de confiance des actionnaires ont faite aux dépens de ces derniers, une duperie tout simplement.

Plant s’est chargé des travaux du nouveau chemin de fer. Entre lui et le conseil d’administration a été passé un marché par lequel une certaine somme a été allouée au directeur général.

Après que ce marché a été dûment régularisé, le conseil d’administration a résolu de ne faire que des constructions provisoires ; ainsi, pour vous donner un exemple, les murs pleins ont été remplacés par des murs cloisonnés. Vous supposez sans doute que la somme pour ces travaux aux frais des actionnaires a été diminuée en proportion ? non ; la logique des spéculateurs est différente de la nôtre, la somme est restée la même et, dans l’exécution des travaux, Plant a gagné énormément.

Vous me répondrez : il a fait une bonne affaire, rien de plus. Plant a le génie de l’industrie.

Mais moi je vous dis : il a commis un crime et c’est un gredin plus dangereux qu’un voleur.

Hanna fit un mouvement.

— Je n’ai pas encore fini.

— Oh ! continuez, continuez.

— Vous savez, peut-être, que Rosenzweig et son gendre, le baron Oldershausen, ont ensemble une houillère ?

— Je le sais.

— Eh bien ! les membres du conseil d’administration, Rosenzweig et Oldershausen, ont obtenu de leurs collègues que le nouveau chemin de fer leur achèterait plus cher et moins bon que partout ailleurs le charbon nécessaire. Encore une bonne affaire, générale, ou bien une grosse coquinerie ! Je me bornerai à ces quelques faits ; ils vous suffiront à deviner le reste. Il s’agit ici de faits criminels ; mais ces faits sont tels qu’il n’y a pas de lois contre eux ; ils échappent à la répression et ceux qui les ont commis, entourés de luxe, se permettant toutes les jouissances, regardent avec dédain la foule des honnêtes gens.

En vérité, à quoi bon voir les choses de si près ? La pensée que la bordure de votre robe de velours est tachée de larmes et de sang vous dégoûtera peut-être de la porter ; je dis peut-être, parce que vous êtes une femme et qu’il est possible que je me trompe, que semblable sentimentalité vous paraisse méprisable.

— Andor ! s’écria la générale d’une voix émue, l’œil plein de reproches.

Il n’eut pas l’air de faire attention.

— Dans votre monde, ajouta-t-il d’un ton calme, mesuré, vous n’en serez pas moins estimée parce que la richesse qui vous entoure provient d’une source que nous autres nous appelons malhonnête. La richesse est toujours respectée ; vous pouvez être tranquille, générale, vous n’entendez pas ce que dit le peuple, ce que dit cette folle mais courageuse masse de pauvres gens laborieux luttant infatigablement pour vivre. Mais malheur à vous si jamais « cette voix de Dieu » se fait entendre, annonçant sans pitié votre condamnation ! malheur à toute cette société bâtie sur la duperie, cimentée avec la sueur, les larmes, le sang des travailleurs, si jamais ces mêmes hommes flétris, trompés, moqués viennent assiéger la porte de vos palais, de vos villas, comme jadis lorsque la guillotine faisait tomber la tête des aristocrates et des prêtres !

— Vous m’épouvantez, Andor.

— Comment cela serait-il possible, générale ? Vous ne connaissez pas la pauvreté ; vous ne savez pas, vous ne devinez pas même quelle misère il y a dans le monde. Il faudrait vous haïr, et je ne vous hais point, pour vous dépeindre ces hommes aux dépens de qui vous vivez, ces hommes dont l’existence, d’après votre mesure des joies terrestres, ne vous offre rien, absolument rien et qui sont heureux pourtant parce qu’ils sont honnêtes.

— Vous voyez, je vous laisse tout me dire, fit Hanna baissant ses yeux pleins de larmes, mais je sais maintenant que vous me haïssez et je le comprends.

— Vous êtes dans l’erreur, je ne vous hais pas ; au contraire, je…

Hanna releva vivement la tête.

— Je ressens pour vous une profonde compassion.

C’était un coup cruel en plein cœur de la femme vaniteuse et admirée aux pieds de laquelle était un roi. Hanna ne trouva rien à répondre. Elle courbait sa belle tête et fermait les yeux.

Andor se leva.

— Vous partez déjà ? s’écria-t-elle avec élan.

— J’ai fini.

— Et vous n’avez rien à me dire ?

— Rien, générale.

Andor s’inclina et quitta rapidement le salon. Hanna le suivait des yeux avec stupéfaction et il y avait de quoi.

Ce n’est pas la peau du lion de Némée et la massue qui font le héros, le demi-dieu.

Chaque époque a un héros et ses grands faits.

Il a été un temps où l’héroïsme consistait dans la force des muscles, l’épée, la victoire, la mort sur le champ de bataille ; il a été un autre temps où était héros quiconque osait annoncer la vérité trouvée ; il a été enfin un dernier temps où élever la voix contre la tyrannie, l’injustice, constituait une grande action. Ces temps-là ne sont plus.

Celui qui s’élance à l’assaut d’une batterie, qui combat pour une nouvelle croyance ou qui blâme un gouvernement ne compte plus parmi nous comme un héros.

La grandeur, à notre époque, c’est l’honnêteté.

Quiconque reste honnête de nos jours est un héros. Léonidas avec ses Spartiates aux Thermopyles, Napoléon dans le carré de la vieille garde à Waterloo, Huss sur le bûcher et Galilée à la torture ne sont pas plus au-dessus de lui que Gracchus, le tribun du peuple, et Benjamin Franklin.