Les Prussiens d’aujourd’hui/T-2-17

Calmann Lévy (1 et 2 sur 2p. 298-315).

XVII

LA NOUVELLE ANADYOMÈNE

Andor n’avait pas revu le comte Riva depuis des mois. Lorsqu’il était allé chez lui, on lui avait dit qu’il était sorti, et, la dernière fois, il se trouvait en voyage. Il fut donc tout surpris de voir, un beau jour, le vieux domestique ratatiné, marchant sous sa livrée avec un bruit de squelette, apparaître à la rédaction, et lui tendre une carte de son maître, qui l’invitait pour la soirée à venir causer de choses graves.

Ce soir-là, Valéria jouait pour la première fois le rôle d’Esther dans l’admirable fragment de Grillparzer. Quand le journal fut fini, Andor se rendit néanmoins au petit palais. Au coup de sonnette, la porte s’ouvrit, comme poussée par des mains invisibles. Le vieux domestique vint au-devant de lui et le conduisit vers le comte, qui l’attendait, élégamment vêtu, dans la chambre verte.

— Mon cher jeune ami, commença Riva dès qu’ils furent seuls, en prenant la main d’Andor, je vous ai prié de me rendre visite, parce qu’ici nous pouvons causer en toute sécurité et que j’ai à vous adresser des questions à la fois importantes et délicates. Ne me considérez ni comme curieux ni comme sermonneur. L’intérêt seul que je vous porte a pu me décider à aborder avec vous semblable matière. Il m’est très-désagréable…

Il s’arrêta, fit quelques pas dans la chambre, puis revint auprès d’Andor et se mit à tirer fortement l’un des boutons de son habit.

— Aimez-vous cette Valéria Belmont ? reprit-il tout à coup ? est-il vrai qu’elle… qu’elle soit votre maîtresse ?

— En galant homme, je ne devrais pas répondre à cette demande, répliqua Andor désagréablement surpris ; mais à toute loi, même la plus sévère, il y a des exceptions. Je ne crois donc pas mal faire en vous disant : oui, j’aime Valéria.

— Et elle ?

— Elle me paye de retour.

Le comte se prit la tête entre les deux mains, comme un homme embarrassé, et parcourut la chambre de çà, de là.

— Qu’avez-vous ? lui demanda Andor étonné.

— Mon Dieu, qu’en résultera-t-il ? s’écria le comte. Je vois que vous en êtes au point où il est difficile, presque impossible, à l’homme qui aime honnêtement, passionnément, de revenir en arrière, et pourtant… vous ne devez pas continuer ces relations ; elles finiraient par vous mener à mal, tel que je vous connais. Vous êtes pris dans les filets d’une Messaline, mon pauvre ami. Elle joue avec vous un jeu cruel, affreux, et le malheur veut que vous aimiez cette Messaline.

— Je vois avec regret, monsieur le comte, que vous, qui connaissez les hommes, qui méprisez leurs méchancetés, leurs vilenies, vous n’en ajoutez pas moins foi à des on-dit.

— Écoutez-moi, Andor, interrompit le comte avec dignité ; je ne parle jamais d’après les autres, jamais, entendez-vous, et je ne suis pas homme à faire du tort à qui que ce soit, fût-ce à une nymphe de la rue. En vous parlant comme je viens de le faire, contrairement à mes principes, je n’ai écouté que la voix de mon affection pour vous. Vous êtes en danger par le fait de votre liaison avec cette femme ; votre honneur en souffre. Toute une vie d’honnêteté pourrait ne pas suffire à faire oublier la marque de honte que tôt ou tard cette femme vous imprimera aux yeux du monde.

Écoutez-moi bien et exaucez cette seule prière que je vous adresse ; méditez les accusations portées par moi contre Valéria Belmont, ayez-les sans cesse devant les yeux, observez la vie de l’actrice tranquillement, attentivement, et vous verrez vous-même si je lui fais tort. Je vous déclare que Valéria Belmont est la favorite du roi et l’Astarté de toute une bande d’idolâtres du plaisir. Ne songez pas à me contredire. Allez, réfléchissez, observez. Votre cœur, votre sentiment d’honneur vous diront après ce que vous avez à faire.

— Je vous remercie, fit Andor prenant son chapeau, je ne négligerai rien pour voir clair en tout ceci. J’espère que vous vous êtes trompé.

— Je le voudrais, dit Riva avec un sourire amer, je le voudrais pour vous, pauvre ami.

Après cette conversation, Andor eut une nuit très-agitée. Le matin, la méfiance était victorieuse en lui, et il se mit à observer l’actrice avec une perspicacité tout au moins merveilleuse chez un homme amoureux à en perdre la raison.

Jusqu’ici, il n’avait vu l’actrice que sur les planches ou dans son ravissant boudoir, aux heures du tête-à-tête. La Valéria que le monde connaissait lui était inconnue. Il se souvint alors des habitudes de sa bien-aimée, et quitta le bureau de la Réforme dans l’après-midi, pour la voir au moment où il savait qu’elle faisait par la ville et au parc sa promenade triomphale. Il évita les rues par lesquelles elle devait passer, se dirigeant vers la porte du parc par les ruelles. Au lieu de suivre la grande allée, il s’engagea dans une petite allée parallèle, afin de pouvoir étudier ce que ferait Valéria sans être aperçu par elle. Il exécuta son projet avec autant de sérieux, de minutie, que s’il se fût agi de l’examen d’un parchemin.

Après fort peu de temps, il vit Valéria arrivant dans sa voiture découverte, son gros cocher sur le siége, son petit chasseur derrière elle. Elle portait une robe en soie rose sur laquelle des dentelles blanches de prix faisaient l’effet de la neige ; elle était coiffée d’un petit chapeau rose et tenait un bouquet à la main. La traîne de sa robe flottait comme un drapeau hors de la voiture et frôlait de temps en temps la boue de la roue.

Andor vit un cavalier venir au-devant d’elle, dans sa voiture qu’il conduisait lui-même, et la saluer. Le salut avait quelque chose de si léger, de si familier, qu’Andor se fût volontiers élancé à travers les arbres pour sauter à la gorge du téméraire ; mais Valéria lui répondit de la tête et des yeux et sourit. Elle n’était évidemment pas froissée le moins du monde.

Andor la perdit bientôt de vue. Pourtant, il employa utilement le temps qu’elle mit à faire son tour accoutumé chez Rondeau. Il s’engagea dans la grande allée où, confondu parmi les piétons, il entendit une conversation très-intéressante entre une modiste et un coiffeur.

— Serait-ce vrai ? disait la modiste, la générale Mardefeld ! Je vais cependant beaucoup à la maison ; ma maîtresse m’y envoie chaque fois qu’il faut porter un chapeau que la générale a choisi ou fait mettre à la mode, et je n’ai jamais rien entendu dire par les domestiques, pas la plus petite chose. Jusqu’ici elle avait été irréprochable, tout à fait irréprochable ; mais, en vérité, qui pourrait résister à une majesté ?

— Je vais vous dire, mademoiselle Lisette, répondit le coiffeur. Je sers la plupart des dames de théâtre, comme vous savez ; j’ai aussi l’honneur de coiffer la Belmont, et cela fait la joie de la populace que le roi courtise la générale, parce qu’il quittera bientôt la Belmont. La Valéria n’en reste pas moins une belle femme, et, en somme, si le roi ne vient plus la voir, elle ne s’en inquiétera pas déjà tant ; elle pourra jouir de la vie, sans se gêner ouvertement, et non en secret comme elle est forcée de le faire maintenant. En voilà une qui a su se faire payer ! Elle a un demi-million à la banque anglaise, et le roi lui a fait cadeau du palais qu’elle habite. La villa là-bas est aussi à elle.

Andor s’éloigna ; il en avait entendu assez.

Lorsque Valéria revint de son tour, le baron Oldershausen chevauchait à la portière et ils causaient, badinaient, riaient ensemble. Andor ne pouvait saisir aucun mot de leur conversation ; mais leur façon de s’entretenir lui faisait de la peine.

Tout à coup la file des voitures s’arrêta. Voici le roi ! cria-t-on. Les piétons firent halte, formant une haie vivante. Andor remarqua que Valéria avait fait un signe au baron, et qu’il avait éperonné son cheval pour s’éloigner d’elle au plus vite. Le roi parut bientôt assis sur le siége d’une petite voiture et conduisant lui-même.

Tout le monde salua avec respect. Valéria s’était inclinée profondément et son regard souriant cherchait celui du roi, qui la fixa d’un air bienveillant. Elle pressait aussitôt sur son cœur le bouquet qu’elle tenait à la main.

Andor enfonça son chapeau sur sa tête et soupira. Riva avait-il raison ? Il venait d’entendre et de voir bien des choses qui semblaient le faire croire ; mais tout cela était-il suffisant pour condamner une femme dont il se savait aimé, pour quitter une femme qu’il adorait ?

La figure sombre, il retourna s’asseoir à sa table dans le bureau de rédaction ; le doute le mordait au cœur. Le travail consolateur était là ; il écrivit, lut et retomba ensuite dans ses noires réflexions.

En se rendant le soir chez Valéria, il vit un groupe considérable de curieux du meilleur monde stationnant devant la vitrine éclairée d’un marchant d’objets d’art. Il s’arrêta, lui aussi, et vit tout à coup Valéria lui sourire dans un grand cadre doré.

Elle ne lui avait pas dit qu’elle eût posé devant un peintre et elle lui apparaissait dans un costume fait pour donner à réfléchir : le costume d’une bacchante. Elle était bien jolie, jolie à rendre fou, avec ces pampres ornant sa chevelure et cette peau de panthère laissant voir les formes admirables de son buste et ses beaux bras ; mais, qu’était-ce que cela ? Rien de plus qu’une réclame faite à l’actrice par les charmes de la femme.

Andor poursuivit sa route d’assez mauvaise humeur. Il était décidé à gronder sérieusement Valéria à propos de ce portrait ; mais à peine s’était-elle suspendue à son cou que ses lèvres roses brûlantes étouffaient les reproches qu’il voulait lui adresser, chassaient la tristesse de son front et même le doute de son cœur.

Le lendemain, il arriva chez l’actrice à cette heure où les gens honnêtes prennent place à table pour le repas de midi.

— Tu viens à une heure désagréable, lui cria-t-elle à son entrée, pour te punir tu vas m’aider.

— Aider ! En quoi ? demanda Andor qui la voyait assise à sa petite table en palissandre, le porte-plume entre ses dents blanches et sa jolie main tachée d’encre.

— Puisque tu n’écris pas sur moi, il faut bien que je le fasse, répondit-elle.

Elle se renversa dans son petit fauteuil et sourit à Andor en battant la mesure contre la table du bout de son pied.

— Comment ! tu écris pour les journaux et sur toi, par-dessus le marché ? s’écria-t-il avec animation.

— Oui, j’avoue que je m’adonne à cette magie noire, répliqua-t-elle d’un ton moqueur. Mais crois-moi, Andor, je ne fais que ce que d’autres ont fait encore plus en grand. Pour arriver aujourd’hui, il faut se louer soi-même, comme Richard Wagner, ou déprécier tous les autres, comme Paul Lindau. Quand on ne peut être grand soi-même, on fait les autres petits, si petits qu’ils ont l’air de ne plus nous dépasser. Par le fait, il en résulte fort peu de chose ; Gœthe reste Gœthe, Gottschall Gottschall et Paul Lindau Paul Lindau ; mais c’est néanmoins un plaisir.

Peu de temps après, Valéria fut habiter sa villa.

Toute rapprochée de la ville qu’était sa nouvelle demeure, il devenait difficile à Andor de lui rendre visite tous les jours comme avant. Il prenait donc de temps en temps, lorsque l’actrice ne jouait pas, un jour de liberté qu’il allait passer avec elle. Valéria semblait alors redevenir sinon tout à fait enfant, du moins une rieuse et innocente jeune fille. Elle qui, d’habitude, ne se trouvait pas satisfaite du luxe le plus raffiné, paraissait en ces occasions heureuse de s’asseoir dans l’herbe avec Andor sur le bord du petit lac, de tresser des couronnes avec les modestes fleurs des champs et de jeter de la mie de pain aux cygnes qui s’avançaient fièrement vers elle.

Une fois, Andor eut le malheur de faire à celle qu’il aimait une visite inattendue. Il avait travaillé jusque très-avant dans la nuit, afin d’avoir à lui la journée du lendemain.

Par une matinée fraîche, superbe, il quitta la ville en suivant de jolis sentiers, le long desquels les blés verts ondulaient au soleil en vagues étincelantes, ou des chemins ombreux à travers bois, il arriva à la villa de sa déesse.

Tandis qu’il approchait de la porte à fers de lance dorés qui servait de grande entrée et que l’amour lui-même semblait avoir forgée, il se demanda s’il ne fallait pas profiter de l’occasion pour acquérir une certitude au sujet de Valéria et de ses relations douteuses. Il repoussa comme vilaine, indigne, la pensée de ruser et la droiture l’emporta en lui.

Il tira la sonnette et bientôt apparut le portier, qui l’accueillit amicalement, le fit entrer.

— Madame est au bain, dit-il, monsieur le docteur voudrait-il parcourir les journaux qui viennent d’arriver ?

— Merci, répondit Andor, je resterai dans le parc.

Il suivit l’allée sablée, bien connue, se déroulant doucement jusqu’au lac entre des arbres et deux pelouses. Les cygnes l’accueillirent avec des cris fort laids, bien que leur intention fût bonne ; il entra dans une grotte en tuf et s’assit sur un banc de mousse d’où on jouissait d’une jolie vue.

Il était là depuis peu, lorsqu’il aperçut cinq cavaliers arriver sur la grande route et s’arrêter devant la grille de la villa. Le portier leur ouvrit, et, pendant qu’ils mettaient pied à terre, Andor reconnut Rosenzweig et son gendre, le baron Oldershausen. Les trois autres messieurs, dont l’un portait l’uniforme de la garde du corps, lui étaient inconnus. Il vit ensuite le cocher et l’écuyer venir prendre les chevaux et les arrivants pénétrer dans la villa par la grande porte à colonnes. Il se leva alors, se dirigeant vers l’habitation avec l’intention d’envoyer un bonjour à Valéria par la petite soubrette et de retourner à la ville.

Andor entra, sans être aperçu, par le derrière de la villa et trouva la porte du boudoir ouverte, mais la portière aboutissant au salon étant fermée, il n’osa pas aller plus loin et se jeta sur l’un des petits fauteuils, prenant en main le grand album à photographies qu’il n’avait jamais feuilleté.

Le premier portrait qui tomba sous ses yeux était celui du roi.

Ceci le surprit assez désagréablement, mais il se dit : « Dans quel album de la soi-disant bonne compagnie ce portrait ne se trouve-t-il pas et à la première place ? »

Il feuilleta et vit un second portrait de Sa Majesté, puis un troisième. Il n’eut pas le temps d’aller plus loin, les cinq visiteurs arrivaient bruyamment de l’autre côté.

— Elle est au bain, dites-vous, entendit-il quelqu’un s’écrier.

— Nous voulons la voir au bain, ajouta la voix de Rosenzweig.

— Il faut qu’elle nous laisse entrer, ou bien nous forçons la porte, fit un troisième d’une voix chevrotante.

— Ce ne sera pas du tout nécessaire, répliqua la belle voix de Valéria, car me voici pour vous punir, comte, de votre impudence.

Une cravache siffla, un sabre résonna et cinq voix se firent entendre riant très-fort.

— Donnez-nous à déjeuner, demanda ensuite Oldershausen de ce ton traînant qui est maintenant de mode dans l’aristocratie et ressemble à un bâillement prolongé.

— Oui, oui, Belmont, nous sommes venus avec les plus vilaines intentions, continua le visiteur à la voix chevrotante.

— Et du champagne, cela va de soi, fit Rosenzweig.

— Vous aurez à déjeuner, messieurs, répliqua Valéria, mais pas de champagne.

Elle tira aussitôt la sonnette.

— Pourquoi pas de champagne ? demandèrent-ils tous à la fois.

— Parce que vous me paraissez assez montés sans cela et que je n’aime pas les excès, répondit Valéria avec fermeté.

— Mais divine, supplia Rosenzweig, il faut que nous ayons du champagne.

— Oui, il nous faut du champagne, répéta le chœur.

— Très-bien, messieurs, s’écria Valéria avec l’arrogance d’une déesse qui vient de quitter l’Olympe. Alors, vous boirez le champagne dans lequel je me suis baignée.

— Comment ! vous prenez des bains au champagne ! Pas possible ! Ce serait un peu fort ! Bah ! Vous plaisantez ! dirent les visiteurs en même temps.

— Je ne plaisante pas, dit Valéria ; après le sang humain, le champagne est le meilleur liquide connu pour conserver la beauté et la jeunesse. N’ayant pas la possibilité, comme Louis XI ou Élisabeth Nadasdy, d’employer le sang chaud, je me baigne une fois par semaine dans du champagne.

— Et c’est ce champagne que nous devons boire ? interrogea la voix de chèvre avec un bruit de sabre.

— Comme vous êtes peu poétique, comte ! s’écria Rosenzweig, dont les sens usés étaient agréablement chatouillés par l’offre de l’actrice, demandez plutôt pourquoi nous ne le boirions pas. Qu’on apporte des verres ! Où est l’élément ami duquel tu es sortie, nouvelle Anadyomène, née de l’écume du champagne ?

— Qu’on apporte des verres ! crièrent à leur tour les autres se précipitant vers la salle de bain.

Andor entendit encore résonner la voix mélodieuse et triomphante de Valéria, puis il quitta le boudoir et la maison pour s’éloigner à travers le parc. Il arriva jusqu’à la petite porte donnant sur la campagne ; mais il la trouva fermée et s’efforça vainement de passer par-dessus la grille. Les fers de lance dorés faillirent le percer et le retinrent prisonnier de leur maîtresse.

Il ne lui restait donc qu’à s’acheminer vers la grande porte, au risque d’être aperçu par Valéria. Avant d’arriver au petit rond-point sablé devant la villa, il vit l’actrice en robe de chambre blanche, les cheveux retenus seulement par un ruban de velours, debout au milieu des cinq visiteurs et causant vivement avec eux. Il ne se sentit plus la force d’avancer et, dans son hésitation, resta derrière un bosquet qui le dérobait aux regards de la joyeuse compagnie.

— Vous vouliez du champagne ; vous en avez eu, s’écriait Valéria traitant ses élégants visiteurs comme une reine ses sujets. Maintenant, moi, je veux ma promenade en voiture ; j’ai l’habitude de faire un tour chaque jour à cette heure-ci. L’un de mes chevaux étant malade et les vôtres ne se laissant pas atteler, d’après l’affirmation du comte, je vous attellerai vous-mêmes, messieurs.

— Quel nouveau caprice ! fit le garde du corps frisant sa petite moustache.

— Cette idée est encore plus bizarre que celle du champagne, bâilla le baron Oldershausen.

— Que ce soit bizarre ou non, je vous attelle, reprit Valéria.

— Ce serait par trop…, commença l’officier.

— Celui qui ne se soumettra pas sur-le-champ ne repassera plus le seuil de ma maison, cria Valéria l’œil enflammé. Obéissez-vous ?

— Oui, déesse, répondit Rosenzweig prenant la main de la jolie actrice levée en signe de commandement, et la baisant ; mais est-ce réellement votre désir de nous atteler à votre phaéton comme des chevaux, pour vous faire un char de triomphe symbolique ?

— C’est mon désir, dit Valéria contractant d’un air de mépris ses lèvres roses. Vous tous, messieurs, vous me parlez sans cesse de vos sentiments pour moi, des sacrifices que vous seriez capables de me faire ; tels que vous êtes-là tous, je veux vous mettre à l’épreuve, vous atteler à mon phaéton et guider moi-même vers la ville ce précieux attelage.

— La plaisanterie serait bonne, répondit le garde du corps.

— Ce n’est pas une plaisanterie, lui jeta l’actrice méchamment ; c’est sérieux et du sérieux amer ou doux, selon que cela vous déplaît ou non.

— Vous seriez capable de mettre cette folle idée à exécution ? interrogea lentement Oldershausen.

— J’en suis capable et immédiatement, répliqua Valéria.

Elle donna des ordres au cocher, et aussitôt celui-ci fit avancer sur le rond-point une petite voiture légère.

— Au joug, messieurs ! commanda Valéria d’un ton méprisant.

Si grande était la puissance de la belle actrice sur ses adorateurs qu’ils lui obéirent sans résistance, se laissant atteler deux à deux.

Quand ce fut fini, Valéria monta sur le siége avec un sourire de triomphe et saisit les rênes.

— Mais, baron, dit-elle alors, je vois que vous n’êtes pas attelé.

— Au joug aussi, Oldershausen ! cria le garde du corps.

— Il manque un sixième, fit l’interpellé ?

— C’est vrai, s’écria Valéria. Où trouver tout de suite un autre de mes esclaves ?

— Voulez-vous de moi ? lui cria en ce moment Andor d’une voix frémissante.

Il était sorti du bosquet, et Valéria pouvait voir sa figure pâle, menaçante.

— Vous, je ne vous attellerai pas, dit-elle souriant fièrement et rejetant ses cheveux en arrière ; vous serez le public. Voyez comme je conduis bien.

Elle mit, rieuse, l’attelage en mouvement et lui fit faire le tour de la villa sans remarquer les larmes que la colère faisait monter aux yeux d’Andor.