Les Prussiens d’aujourd’hui/T-2-11


Calmann Lévy (1 et 2 sur 2p. 182-202).

XI

L’ÉCOLE DE LA VERTU

Dans la ville et même dans le vaste monde, il n’y avait pas deux autres amies comme Hanna, générale Mardefeld et Micheline, baronne Oldershausen si toutefois il fallait en croire l’opinion publique et les serments des deux dames.

Par le fait, leur liaison était aussi honorable et la réciprocité de leurs sentiments aussi sincère, cordiale, que cela est possible entre deux femmes du même âge, de mêmes prétentions.

Lorsqu’elles se rencontraient, elles se faisaient des signes de tête sans fin ; elles se saluaient de leurs mains finement gantées. Elles se rendaient visite dans leur maison, dans leur loge, et si elles restaient vingt-quatre heures sans se voir, c’étaient des cris hystériques, des embrassades, des poignées de main, des baisers frénétiques, à réveiller chez l’observateur la pensée d’une maison de fous.

Chacune des deux dames admirait l’autre avec feu, avec complète subordination de sa propre personne.

« Oh ! comme te voilà charmante, d’une fabuleuse simplicité ! s’écriait Micheline ; et Hanna ne trouvait pas assez de paroles pour louer l’étrangeté, la richesse de la nouvelle toilette de son amie.

Mais dans la visite faite ailleurs par Micheline, un quart d’heure plus tard, elle ne parlait déjà plus de même.

« Cette générale est-elle encore accoutrée aujourd’hui ! Comment dirais-je ? Oui, comme une fermière. La pauvre femme se ressentira toute sa vie de la situation dans laquelle elle a grandi. »

De son côté, Hanna affirmait à la première connaissance se montrant chez elle, après le départ de Micheline, qu’entre cent femmes élégantes elle reconnaîtrait la juive au premier coup d’œil ; sa chère bonne amie avait une manière à elle de démontrer que, à chaque occasion, le Ghetto se compromettait par son manque de goût et son penchant pour les couleurs voyantes.

« Elle ressemblait », concluait-elle, « ma foi, elle ressemblait à une écuyère italienne qui aurait épousé un prince russe. »

Lorsque Micheline, avec cette assurance particulière aux gens du monde, faisait une remarque banale sur une nouvelle pièce ou un tableau ayant fait parler de lui à l’Exposition, Hanna répondait régulièrement : Tout à fait ma manière de voir ; tu exprimes ce que j’ai pensé ; si je ne t’aimais pas tant, je t’envierais ton esprit, ce don que tu as de si bien présenter les choses. Elle n’en songeait pas moins à part elle : Est-elle sotte !

Cependant le jugement de Micheline ne valait ni plus ni moins que ce qu’on entend dire dans les salons, dans les cafés, par des gens qui passent pour spirituels et donnent le ton.

Les deux amies, pas n’est besoin de le dire, avaient leurs jours fixes et donnaient d’excellents petits dîners où les matadors du monde élégant venaient avec empressement, attirés qu’ils étaient par le menu exquis, non moins que par les charmes des jolies maîtresses de maison.

Une réunion choisie de ce genre était attablée dans la salle à manger du général. Il y avait des militaires à front haut, à barbe rude, à rubans sur leur vaillante poitrine, des diplomates parlant lentement, comme avec une peine indicible, jouant par ci par là d’un lorgnon en or, et souriant d’un sourire stéréotypé, des aristocrates parfumés, à manières de palefreniers et à regard insolent s’échappant de leurs paupières mi-closes, des dames dont la taille menaçait à chaque instant de descendre au-dessous des hanches, ce qui ne les empêchait point de parler de la persécution de l’Église et de la triste captivité du Saint-Père. Bref, on était entre soi.

Pourtant, il ne se trouvait là personne d’assez honnête pour oser s’écrier : Pourquoi politiquer, moraliser, nous lancer dans l’esthétique ; qu’est-ce pour nous que la patrie, la religion, l’art ? Parlons plutôt de ce qui nous fait plaisir, de nos petites actrices, de nos jolis hussards, de nos chevaux, nos chiens, nos habits et aussi un peu de nos dettes !

On faisait de l’hypocrisie, on jouait la comédie sur ce théâtre privé avec autant de sérieux que si c’eût été devant le peuple.

Le baron Kibitzhausen, ambassadeur allemand à une petite cour quelconque, à Bucharest, Belgrade ou Monaco, grand liseur et même collaborateur de la Gazette de la Croix de Berlin, comme il avait coutume de l’insinuer dans ses moments de faiblesse, parlait de l’atelier de Makart qu’il avait visité en passant à Vienne. Il se complaisait à dépeindre les « erreurs » du grand peintre, et il y mettait ce cynisme qui semble indispensable aux pharisiens quand ils débitent de la morale.

L’impression faite par nos prédicateurs de morale allemande est que, pour les écouter et les lire, il faut avant tout ôter ses gants et se tenir sous le nez un flacon d’eau de Cologne.

Hanna qui, malgré tout son sérieux moderne, ne manquait pas de sentiment esthétique, osa dire au baron, sans se laisser intimider par une œillade significative de son amie, qu’elle trouvait les Sept péchés capitaux une œuvre merveilleuse.

— Je me range tout à fait du côté de Son Excellence, s’écria Micheline d’une voix aiguë comme le sifflet d’une locomotive ; l’art a ses limites morales comme tout ce qui est humain. Je ne saurais admettre ces transgressions de notre époque. La liberté que les peintres et les auteurs s’accordent de nos jours est un symptôme de décadence. Les pièces de théâtre, les opérettes immorales en France ont été les avant-coureurs de la chute de l’Empire. La censure devrait de temps en temps fortement intervenir en Allemagne. J’affirme que cette peinture et cette littérature empoisonnent les esprits allemands et qu’aucune femme de notre pays ne peut regarder un tableau de Makart ou assister à une œuvre de Dumas fils.

— Très-juste ! opina le baron Kibitzhausen. Ah ! si toutes nos femmes pensaient, sentaient, agissaient ainsi, la belle maxime de notre pays : « crainte de Dieu et mœurs pures » serait bientôt une éclatante vérité.

Micheline promena autour d’elle un regard de triomphe.

Mais Hanna n’était pas femme à se laisser convaincre si facilement.

— Je ne sais ce qu’on a contre les pièces françaises, répondit-elle. Je trouve que Augier, Sardou, Feuillet, Dumas fils, nous présentent la vie dans des tableaux peut-être désagréables, mais toujours surprenants de vérité et je ne comprends pas que ceci soit blâmable. Celui qui ne nous montre les hommes que comme des figures lumineuses semble vouloir dire que la morale et la religion sont superflues. La peinture de la folie et du vice ne peut produire qu’un effet bienfaisant.

— Certainement, madame la générale, dit le colonel de la garde, Grimm, qui a incendié onze villages français, fait fusiller dix-sept paysans français, levé en différents endroits pour cinq millions de contributions, et qui, à cause de tout cela, passe pour un héros ; certainement… mais, cet effet, l’artiste ne l’obtient que lorsqu’il donne à son œuvre une forme pure, noble, lorsqu’il reste toujours décent.

— Je ne m’imagine pas comment on pourrait représenter décemment le Demi-Monde, par exemple, fit Hanna, prompte à la réplique. Et puis, nos classiques sont-ils décents ? Sont-elles décentes, les scènes de Faust, qui peignent la séduction, l’infanticide de la pauvre Gretchen, ou celles de Gœtz de Berlichingen, dans lesquelles Adélaïde se fait aimer du page Frantz et le pousse au crime ? Est-ce que jamais un auteur dramatique français de nos jours a montré plus de hardiesse immorale que Schiller dans Fiesco, avec la fille de Vérina ? Lady Milford n’est aussi qu’une courtisane, et dans le drame de Don Carlos, qu’y a-t-il, sinon de l’infidélité conjugale historique ?

Micheline haussa les épaules, leva les yeux au ciel.

« Elle n’a pas de tact du tout », pensait-elle ; « oui, elle a été mal élevée comme le sont tous les enfants des gens pauvres. »

À la sortie de table, les messieurs passèrent pour fumer dans une salle où il y avait un billard et dont les murs étaient ornés de fresques représentant des chasses, des batailles, selon le détestable goût allemand. Les deux jeunes femmes se rendirent dans le boudoir d’Hanna, et Micheline n’eut garde de ne pas glisser tendrement son bras autour de la taille de son amie.

Les messieurs se mirent à raconter de leur mieux leurs histoires fortement épicées.

Le baron Kibitzhausen lui-même, l’homme de bonnes mœurs, prit part à ce concert qui semble inséparable de la fumée du tabac, à cette expansion après boire sous laquelle se cache tant de vulgarité.

Et les dames ?

Même en admettant qu’il n’y ait pas au service de toutes les femmes des figures différentes pour les jours ouvriers et les jours de fête, pour la rue, le monde et les causeries intimes, il est certain que, dès qu’elles se trouvent seules, elles apparaissent, les meilleures comme les mauvaises, tout autres qu’en présence des hommes. Nous qui avons été appelés par un vieil humoriste, Cott lui-même, je crois, « les rois de la création », nous leur servons de public.

À peine avons-nous quitté notre place, à peine le rideau est-il tombé, le gaz éteint, que les femmes se retirent dans la coulisse comme les actrices. Les vêtements de fée constellés d’étoiles, les beaux manteaux de pourpre sont mis de côté, le fard recouvrant la figure comme un masque est enlevé et… les comédiennes ne se gênent plus.

Si nous voyions entre elles les femmes dont nous avons fait notre idéal, devant lesquelles nous nous agenouillons, dont nous admirons l’esprit à la table à thé, dont nous retirons les petites pantoufles avec empressement ; si nous pouvions entendre ce qu’elles se disent, nous serions étonnés d’avoir dans le nez l’odeur du réséda ou de la violette, au lieu de l’odeur de notre cher tabac allemand, tant la conversation écoutée nous ferait souvenir du fumoir et de ses plaisanteries cyniques.

Micheline était étendue dans un fauteuil, les jambes allongées, les mains derrière la tête, et elle bâillait tellement que ses joues étaient toutes rouges, et que ses yeux ressemblaient à deux fentes noires. Hanna appuyait les coudes sur ses genoux et le menton dans ses deux mains. Ni l’une ni l’autre ne se donnait la peine d’être vive, imposante, spirituelle, ou de feindre de toute autre manière. Elles ne différaient guère, assises comme elles l’étaient, de deux paysannes grossières ou de deux servantes trop libres, et tout ce qu’elles disaient avait un vilain son de crudité, de laisser-aller.

— Qu’as-tu ? demanda Micheline après avoir examiné un certain temps la figure froide, étrange, indifférente de son amie. Tu es de mauvaise humeur. Il te manque de la distraction, je crois. Ton mari t’ennuie ; serait-il jaloux ?

— Que veux-tu que je te dise ? répondit Hanna. Tu penses bien que je ne l’ai pas épousé par amour.

— À qui crois-tu que cette pensée puisse venir, follette ? s’écria Micheline riant haut.

— Je ne prétendrai pas non plus m’être fait illusion, continua Hanna. Cependant…

— Cependant tu n’es pas contente.

— C’est vrai.

— Alors prends un amant.

Hanna plissa la lèvre inférieure avec un dédain qui lui seyait bien en ce moment.

— Je ne sais pas, fit-elle, si j’y regarderais à deux fois dans le cas où il serait possible à un homme de m’inspirer une grande passion ou même quelque intérêt ; mais en voyant de près les messieurs autour de nous…

— Allons, il y a parmi eux de jolis jeunes gens.

— Je ne dis pas non ; malheureusement, ils me font tous, sans exception, l’effet d’images à transparent, sans lumière brûlant derrière. Le général est, du moins, un homme, lui ; mais tous ceux qui se démènent autour de nos traînes visent à l’esprit, se vantent, nous adorent, chantent nos louanges, ne valent pas mieux que la poussière que nous soulevons. Parmi ces fats ceinturonnés, pommadés, ou ces jockeys répandant une odeur d’écurie, montre-m’en un qui soit capable d’occuper sérieusement pendant un quart d’heure une femme, une femme comme moi.

— Pourtant, je me suis très-bien amusée plusieurs fois déjà, dit Micheline après avoir bâillé à pleine bouche ; tu ne peux pas demander plus.

— Je demande plus.

— Prends donc un chef de file des grenadiers de la garde.

— Tu ne veux pas me comprendre. Je n’ai pas beaucoup de tempérament ; c’est peut-être non-seulement mon bonheur, mais encore toute ma vertu. Je pourrais parier que jamais mes faibles sens ne me joueront quelque tour. Je n’avais pas encore pensé jusqu’à aujourd’hui…

— Que ce serait piquant si le général était remplacé dans son poste !

Hanna se prit à rire.

— Je te répète, dit-elle, que mon contentement ou mécontentement n’a rien à faire avec cela. Je n’ai à me plaindre ni de mon mari ni de ma situation. Dans ma maison tout est exactement en ordre, commode, riche, monotone et froid comme j’espérais le trouver. Il n’y a donc pas pour moi de motifs de froncer les sourcils à qui que ce soit. J’ai fait moi-même ma vie telle qu’elle est, telle que l’exigent mes désirs, mes besoins ; mais je commence à croire que jadis je ne me suis pas bien connue, ou que j’ai bien changé depuis lors. J’occupe à côté du général une place que bien des femmes m’envient ; la reine m’accorde sa confiance ; le bien-être, le luxe m’entourent ; j’ai un charmant enfant ; je pourrais jouer un rôle ; je pourrais me sentir heureuse, et…

— Tu es blasée.

— Non.

— Qu’y a-t-il alors ?

— J’ai la conviction qu’il me manque quelque chose ; mais, j’ai beau réfléchir, je ne puis pas dire quel est ce quelque chose.

— Il te manque un amant, s’écria Micheline, riant à se tenir les côtes.

Le joli petit boudoir se changea pour quelques secondes en un coin de la balle ou en un lavoir. On rit ainsi au marché aux légumes.

— Oui, un amant ! répéta la baronne Oldershausen.

— Parce que tu en as deux, tu crois que j’ai besoin de faire de même.

— Tu ne vas pas me faire un sermon ?

— Non ; mais je voudrais être comprise de toi et je ne sais pas comment j’y arriverai.

— Parle en bon allemand.

Notre époque n’attache de l’importance qu’à ce qui représente une valeur matérielle.

— Tu parles en philosophe ; il me semble entendre… Andor.

Hanna regarda Micheline avec surprise. En entendant ce nom jadis si cher, elle n’était devenue ni pâle ni rouge ; mais elle semblait très-étonnée.

— Notre époque est très-matérialiste, répondit-elle après un moment de silence, et l’un de ses vilains traits caractéristiques est de mépriser tout ce qui ne se pèse pas, ne se compte pas.

— Encore bien parlé ! fit Micheline avec moquerie.

— Ce trait est frappant dans toutes les sphères, dans toutes les classes ; partout on le retrouve marqué, chez l’homme d’État, le général, le savant et l’artiste. Chacun s’incline devant le succès et se rit du bel idéal caressé jadis. Dans ce tourbillon où les intérêts les plus opposés, les passions les plus folles luttent en paroles grossières les uns contre les autres, c’est à peine si quelques individualités restent debout. Le plus grand nombre est renversé et traîne dans une boue infecte qui monte, monte ainsi que les eaux du déluge et menace de tout engloutir.

— Dans quel livre as-tu pris cela ? interrogea Micheline se levant lentement et venant se mirer dans la glace.

— Mais ce sort ne saurait être le même pour tous, continua Hanna sans prendre garde aux paroles de son amie. Il y a des natures faites d’une étoffe grossière, d’autres d’une étoffe plus fine. Les premières se trouvent bien dans la boue de tous les jours ; les secondes, au contraire, qui ont le sentiment de l’idéal vivent dans un état de lutte contre elles-mêmes, et cet état finit par leur devenir insupportable. Elles n’ont pas la force de mener une existence idéale, de renoncer aux biens matériels, au plaisir qui les attire, et leur conscience les empêche de trouver le bonheur dans cet égoïsme malpropre qui chante victoire sur les corps des ennemis tombés. Enfermer sa vie, ainsi qu’une bête, dans cet étroit cercle des sens, rempli seulement de besoins et d’instincts, me paraît indigne d’une créature humaine. Me comprends-tu ?

— Je comprends que tu es très-ennuyeuse, dit Micheline arrangeant sa chevelure noire au bruissement voluptueux, et je conclus que tu dois t’ennuyer beaucoup. Suis mes conseils : prends un amant, pour me faire plaisir si tu veux, mais prends-le.

— Que dirait le monde ?

— Le monde ne dira jamais de toi que tout juste ce qui te plaira, si tu fais preuve d’un peu d’habileté ; sois prudente, souviens-toi de ta situation, aie soin de ne pas faire parler de toi, et tu auras conquis dans l’opinion publique une position inattaquable. Notre monde d’aujourd’hui ne se laisse pas tromper, mais il est toujours prêt à reconnaître aux apparences la valeur de la réalité. Je viens de remarquer à table combien tu es imprudente. Tu seras bientôt plus compromise par tes appréciations artistiques et littéraires que la Bärnburg par sa légion d’amants.

Lorsqu’un livre est libre le moins du monde, tu dois redresser le nez dès qu’on en parle, et si on te demande ce que tu en penses, déclare que tu n’as pu le lire jusqu’au bout, que tu en as fait cadeau à ta femme de chambre. Te trouves-tu à l’Exposition, en face d’un tableau comme les Sept pêchés capitaux, de Makart, alors que tu es entourée de beaucoup d’hommes te connaissant, avance-toi rapidement, mets ton lorgnon devant tes yeux, écrie-toi : « Fi donc ! » et tourne le dos à la toile. En échange de ceci, le monde te pardonnera volontiers un amant de plus.

L’essentiel est surtout de se montrer impitoyable pour les fautes des autres. Dès qu’on te parle d’une femme qui a un adorateur, fais comme si tu avais marché sur un serpent ; dès qu’une jeune fille qui a été séduite te salue, ne la reconnais pas ; va même jusqu’à ne jamais pardonner quand les autres excusent, et t’arrivât-il de changer d’amant comme de chapeau, ta vertu ne sera pas discutée.

Laisse-toi conseiller par moi, chère Hanna ; j’ai de l’expérience en pareille matière. Ne te hasarde pas à louer Makart ou Dumas fils, mais prends un amant, et si tu n’en trouves aucun à ton goût, prends-en deux, trois, qui réunissent ce que tu demandes d’un homme pour passer ton temps agréablement.

— Micheline, quel nom donnes-tu à cette manière de…

— Je l’appelle « l’école de la vertu », ma bonne Hanna.

— Mais je ne puis faire l’hypocrite, soupira la générale. Je suis trop fière, ou peut-être trop simple, trop droite.

Elle ne disait que la vérité, la belle Hanna, en se qualifiant de la sorte, à grands traits. Elle était peut-être égoïste, assurément rusée, habile à compter, très-pratique, mais l’hypocrisie lui était étrangère. Elle se donnait pour ce qu’elle valait, ni plus ni moins. Elle ne se parait point des plumes du sentiment, mais elle n’avait point honte non plus de laisser voir une sensation se rattachant à un sentiment naturel, comme les dentelles blanches au velours noir.

Chez nous, en Allemagne, où chacun s’efforce de paraître autre qu’il n’est réellement, où l’homme de la glèbe cite Schiller avec amour, et la paysanne soupire : « Je ne suis pas seule quand je suis seulette, » dans sa chambre remplie de fanfreluches et d’odeur de musc, où les vaillants guerriers vont au prêche le dimanche, où chaque conseiller provincial rougirait si on le surprenait à lire les « Mémoires de Casanova », chez nous, rien n’est aussi rare, et par conséquent aussi surprenant, aussi incroyable que la vérité.

Celui qui se donne pour ce qu’il est, qui parle comme il pense, trompera bien mieux ses semblables que le plus fin des jésuites.

C’est là une grande partie du secret de la réussite de Bismarck.

Bismarck n’est pas un Machiavel. Aux diplomates étrangers comme aux patriotes allemands, il ne s’est jamais donné que pour Bismarck, et par cela seul personne ne l’a cru, ni Napoléon III, ni Beust, ni Jacoby, ni Ledochowski. Aussi a-t-il pu les surprendre, les vaincre tous avant qu’ils eussent l’idée qu’ils seraient attaqués.

La franchise a été toute sa ruse.

Il connaît le monde et mieux encore ses Allemands.

C’était principalement dans la droiture de la générale de Mardefeld que consistait le charme qu’elle exerçait sur la reine. Le reste s’expliquait tout naturellement. En elle la souveraine n’avait pas de rivale à craindre ; elle n’était pas plus exposée à se voir éclipser par l’esprit que par la beauté d’Hanna. Elle n’avait donc aucune raison de la haïr.

— Je vous envie cette hardiesse rare qui vous est propre, de toujours apparaître démasquée parmi les gens masqués, dit-elle un jour à Hanna. Je ne prétends pas que ce soit grand ; je ne me sers pas volontiers des expressions empruntées aux livres, mais c’est en tout cas très-convenable. Vous me regardez avec surprise, Hanna ? Oh ! ma nature ne se révolte que trop souvent contre cette contrainte que je m’impose ; mais il faut que je me résigne ; je ne suis ni aussi puissante, ni aussi libre qu’on le croit. Dans le bon vieux temps, alors que les vieux messieurs portaient encore des queues et les dames des mouches, il était de mode que les monarques se rendissent à la cérémonie du couronnement dans une voiture toute en verre, afin que le peuple pût les voir, eux et leur pompe, à son aise et de tout côté. Cette coutume n’existe plus ; mais nous, les souverains, nous n’en continuons pas moins à rester dans de semblables voitures vitrées, et nous ne devons pas oublier que de toutes parts on a les yeux sur nous. Je suis l’esclave de ma grandeur et de la puissance qui m’est dévolue.

La reine courba son front blanc et serra les lèvres si fortement que ses dents craquèrent légèrement les unes contre les autres. Sa main froide chercha la main chaude d’Hanna.

— Je n’aime pas le roi, continua-t-elle tout bas et d’une voix rauque. Vous savez peut-être qu’il va voir cette actrice ; tout le monde le sait. Il a raison. Je ne l’ai jamais aimé et sa passion a passé bien vite. Pourquoi me resterait-il ?… Pourtant cela me froisse. Ce n’est pas de la jalousie.

Elle se mit à rire et ajouta :

— Cela m’irrite qu’il m’ait trouvé une remplaçante et si promptement encore. Pour moi, que faire ? Plaignez-moi. Chacun de mes pas est surveillé. Avec cette étiquette, ces nobles serviteurs qui nous entourent, nous nous infligeons à nous-mêmes une inquisition, une police. Il y a des moments où je serais capable d’envier Catherine II osant revêtir l’uniforme de la garde, ceindre l’épée et se mettre à la tête des soldats pour jouer son va-tout en une bataille. La fortune lui fut favorable comme à tous les audacieux. Elle renversa du trône le mari qu’elle n’aimait pas et prit elle-même les rênes du gouvernement, pour vivre dès lors à sa guise. Mais cela se passait il y a cent ans et en Russie ! Nous sommes aujourd’hui trop civilisés pour être capables de choses aussi hardies et ces Allemands sont trop réfléchis, ont la peau trop dure. Il n’y a d’autre ressource que de prier et de jouer à la mère du pays. Non, je ne supporterai pas plus longtemps ce misérable genre de vie. Arrive que pourra, je suis résolue à en finir. Ah ! si j’avais seulement une amie, sur laquelle je puisse compter, une véritable amie !

La reine cessa de parler, regarda attentivement la générale et baissa les yeux sur le parquet, en se rongeant l’ongle du pouce.

— Votre Majesté peut toujours compter sur une servante dévouée, répondit Hanna après quelques instants.

— Chère Hanna, si je pouvais me fier à vous, murmura la reine, si j’étais sûre que vous aurez le courage… Il me faut une alliée vaillante, résolue.

Hanna se vit arrivée au but tout d’un coup. La confidente de la reine ! C’était là une position, une mission de nature à la charmer, l’occuper, à remplir son existence. Elle serait initiée à toute sorte de secrets ; elle prendrait part à des intrigues, à des entreprises secrètes, peut-être dangereuses. Elle réfléchit quelques secondes, en proie à la joie, à la crainte, puis elle s’agenouilla devant la reine et lui baisa les mains.

— Pas ainsi, chere Hanna, lui dit la reine avec un sourire.

— Ordonnez de moi, Majesté, répondit la générale avec un élan non déguisé. J’aurai le courage nécessaire et je sais me taire.

La reine la regarda dans ses grands yeux gris brillants, si sereins, si froids et la baisa au front.

— Mais vous êtes… si… si sévère dans vos principes, votre morale !… lui dit-elle.

— Je suis fidèle au général, Majesté, répliqua la jeune femme se donnant un petit air fripon. Mais à votre cour et dans votre compagnie, il est réellement difficile de ne pas l’être.

La reine rit et frappa légèrement sur la joue d’Hanna, toujours agenouillée devant elle.

— Avouez-moi d’abord ce qu’on pense, ce qu’on dit de moi.

— On est si convaincu de votre piété, de votre vertu, Majesté, que vous… pouvez tout oser.

— Vraiment ?

— Chez nous, en Allemagne, la vertu qui s’en va toute nue est huée, poursuivie ; mais le vice est traité avec respect, s’il porte seulement la feuille de vigne.