Les Prussiens d’aujourd’hui/T-2-10

Calmann Lévy (1 et 2 sur 2p. 168-181).

X

N’AVOIR PLUS CONSCIENCE DE SOI

Le baron Keith avait tout lieu d’être content de sa position chez Plant. Elle n’exigeait ni de l’esprit, ni du savoir, rien que son temps dont il pouvait être prodigue. Son occupation consistait à jouer au billard avec les officiers dans les cafés, à fréquenter le club des nobles et à faire la cour aux dames dans les salons élégants. Il devait s’adresser surtout aux dames mûres et médisantes. Plus une vieille fille était laide et fanée, plus elle était sûre de voir Keith lui offrir toute sorte d’hommages. Il ne se lassait pas de porter sa mantille ; il se démenait vaillamment au buffet pour lui conquérir un verre de limonade ou une glace ; mais il préférait danser le quadrille avec elle, parce qu’il avait alors plus de facilités pour entendre ces cancans, ces histoires piquantes que la langue venimeuse de sa compagne débitait de son mieux sur les autres jeunes filles belles ou sur les femmes mariées.

Pour ce travail agréable et tout à fait aristocratique, le baron recevait de quoi vivre convenablement avec sa jolie petite femme. Sans doute il eût alors fait des économies, si ses impitoyables créanciers, qui savaient le retrouver partout où il se cachait, n’étaient venus le contraindre à se procurer d’autres ressources.

Il s’était aussi trouvé en relation avec M. Steinherz pour de certaines affaires, et, en cette occasion, l’agent l’avait assez maltraité.

Lorsque Jean, le domestique de « la grande actrice » eut disparu subitement « comme si le diable l’avait emporté, » selon les paroles de Steinherz, le phare de tous les petits à la Bourse se trouva dans un embarras sans nom. Valéria se refusant à lui donner personnellement ses instructions, l’homme sage se tint à l’écart et entreprit une autre besogne plus dangereuse sous certain rapport que la Bourse, mais dans laquelle il était très-versé.

En remplacement de M. Gansélès, il avait pris à son service un homme de fer, à trempe moderne, qui ne reculait devant rien, pour qui tous les moyens étaient bons dès qu’ils menaient au but. En même temps que ce personnage à conscience sans fond, il en fallait un autre à Steinherz, et, s’il était possible, avec un nom aristocratique. La pensée de Keith lui vint et il alla le chercher aussitôt.

— Monsieur le baron, dit-il avec cette dignité dont il faisait preuve en affaires, je ne viens pas vous rappeler la bagatelle que vous me devez ; je viens au contraire vous proposer — vous ne vous fâcherez pas, hein ? — de gagner quelque chose, du bel argent, et de me venir en aide par-dessus le marché. Lorsque vous aurez consenti, je déchirerai le billet de cent florins que j’ai de vous, je vous donnerai en outre cent florins comptant, plus dix pour cent sur ce que je gagnerai. Et vous n’aurez rien à faire dans toute cette opération, si ce n’est de dire à quiconque vous interrogera sur moi : « Je connais Steinherz ; j’ai fait moi-même des affaires avec lui ; c’est un brave homme que Steinherz. » Vous pourriez ajouter : « C’est mon ami, Steinherz ; » mais non, cela fait plus d’effet de dire simplement : « Steinherz » ; ne dites donc pas : « Mon ami Steinherz ».

Keith trouva le marché très-avantageux, reçut le billet souscrit par lui, toucha en sus les cent florins, et chaque semaine vit arriver Steinherz lui apportant de jolis pour cent. De quelle nature étaient les belles affaires dans lesquelles figurait son nom ? Il ne le demanda jamais.

M. Steinherz opérait avec autant de prudence que de hardiesse.

Aussitôt que dans un hôtel arrivait un noble étranger portant sur le front qu’il cherchait de l’argent, apparaissait l’homme de fer. D’habitude le personnage, pauvrement vêtu, vivait dans une taverne des faubourgs, sous le nom de Weissenbach ; mais, pour la circonstance, il endossait un costume fashionable, mettait des lunettes à verre sombre sur ses yeux perçants, et venait offrir la somme nécessaire à des conditions très-modérées, pourvu que quelqu’un de sûr endossât le billet à faire en échange. Généralement l’étranger déclarait qu’il ne connaissait personne sur la place ; sur quoi l’homme de fer se retirait avec un froid sourire.

Le lendemain, il revenait, apportant l’agréable nouvelle qu’il avait trouvé un homme sûr, du nom de Steinherz, qui était prêt, moyennant une somme convenable, à garantir le billet. L’étranger pouvait s’informer s’il voulait ; Steinherz était un homme d’honneur.

Pour la seconde fois, l’étranger avouait ne connaître personne dans la ville.

— Allez donc voir le baron Keith. Je vous donnerai l’adresse. Informez-vous auprès de lui ; M. le baron a déjà fait des affaires avec Steinherz.

L’étranger va chez le baron, s’excuse et apprend que Steinherz est sûr. Confiant, il se rend chez Steinherz, qui endosse le billet et reçoit pour cela cent florins. Une heure après, l’homme de fer baptisé Grüwald, par exemple, pour l’occasion, vient prendre le billet et promet d’apporter dans l’après-midi l’argent qu’il n’apporte jamais.

L’étranger l’attend de jour en jour. À la longue, il se rend chez Steinherz, qui fait une terrible figure.

— Je vais vous dire ce qu’il en est, s’écrie-t-il : Une filouterie ! Et il faudra que je paye le billet. Mais non ; je vais à la police, et comme je ne connais pas l’autre, je porterai plainte contre vous.

L’étranger a beaucoup de peine à démontrer à Steinherz que c’est lui qui est filouté et à l’empêcher de se rendre à la police. Il s’estime heureux que le billet soit annulé et part avec la conviction qu’il a échappé à un grand danger en ne perdant qu’une misérable somme de cent florins.

C’étaient là les jolies affaires pour lesquelles le baron Keith prêtait l’appui de son bon vieux nom à Steinherz. Il en arriva vite à en faire lui-même du même genre et aussi lucratives. Dans tout métier, l’apprentissage est le principal, et, avec Plant et Steinherz, Keith avait pris des leçons inestimables.

— C’est indigne à toi, Julie, dit-il un jour à sa charmante petite femme, de me laisser porter tout seul le poids de notre existence. Avec ta jolie figure, tu… pourrais aussi gagner quelque chose.

— Eugène ! s’écria avec effroi la pauvre jeune femme, voudrais-tu me vendre ?

Le baron éclata de rire.

— Pas le moins du monde ; mais j’ai trouvé un excellent moyen de faire de l’argent, Julie, beaucoup d’argent ; si tu veux être bien raisonnable, bien obéissante et un peu coquette.

Julie écouta le moyen, fondit en larmes et… consentit.

Malgré les bruits fâcheux qui circulaient sur eux, le baron et la baronne avaient encore leurs entrées dans les meilleures maisons. Ils allaient beaucoup chez Rosenzweig et Bärnburg, et Julie avait renoué amitié avec Micheline.

Rosenzweig fut choisi pour la première victime du couple aristocratique si bas tombé. Julie se mit à coqueter fortement avec le vieux galantin dont le cœur s’enflammait si facilement, et il fut assez vaniteux pour se laisser prendre à ses regards caressants, à ses demi-mots mystérieux.

Au premier tête à tête avec lui chez elle, Julie avoua qu’elle était la plus malheureuse femme du monde, que son mari était brutal, jaloux, infidèle, qu’elle avait souvent pensé à se donner la mort et qu’elle ne renoncerait à cette résolution que si elle était aimée par un homme au cœur noble et pas jeune : les jeunes gens sont tous sans cœur.

Cet aveu grandit Rosenzweig de deux pouces et le rajeunit de vingt ans. Il parla en termes des plus choisis de ses sentiments pour Julie, la charmante petite Julie qu’il avait si souvent fait sauter sur ses genoux quand elle était enfant. Il remonta si haut le courant des souvenirs que Julie, la grande belle baronne Julie, se laissa tout à coup tomber contre sa poitrine et ne lui défendit pas de l’embrasser.

En ce moment critique parut le baron le chapeau sur la tête, une grosse canne à la main. Il regarda le joli tableau et commença à se mettre en fureur, menaçant sa femme de la tuer, Rosenzweig de l’assommer. Bref, il joua si bien le jaloux que le banquier, voyant Julie les cheveux épars, aux genoux de son mari, ouvrit précipitamment la fenêtre pour appeler au secours.

— Appelez, s’écria Keith ; plus il y aura de témoins, mieux cela vaudra. Nous en ferons un procès à huis-clos qui n’aura pas son pareil dans la justice. Accourez, braves gens ! accourez.

Alors Rosenzweig se réunit à Julie pour supplier le furieux de ne pas faire de scandale et pour arranger les choses sans bruit.

Après un long débat, Keith parut céder aux larmes de sa femme.

— Oui, toi, tu es innocente, lui dit-il ; mais ce misérable, ce don Juan au cœur de pierre qui s’introduit dans les familles pour désunir les couples heureux, cet insatiable séducteur, il faut qu’il meure. Je veux me battre avec lui à l’américaine.

Rosenzweig, ranimé par les accusations que le baron fulminait contre lui, s’avança vers son accusateur avec beaucoup de dignité.

— Je me reconnais coupable ; oui, je suis l’ami des jolies femmes, dit-il avec un regard à Julie. Et quand on m’attribue quelque bonheur auprès d’elles, on n’a pas tout à fait tort ; mais ici il n’était question que de doux souvenirs. J’ai oublié que la baronne Keith n’était plus la petite Julie que j’ai fait danser si souvent sur mes genoux ; voilà tout notre tort. Je le confesse et je vous prie, monsieur le baron, de me le pardonner ; un duel avec vous, je ne saurais l’accepter.

— Alors, je vais vous massacrer, fit Keith avec le plus grand sang-froid.

Le banquier se réfugia derrière la table.

— Ne sois pas si violent, Eugène, supplia Julie.

— Ah ! il n’a plus sa tête, parce que le dérangement de nos affaires met presque chaque jour à la plus cruelle épreuve ses sentiments d’honneur. Écoute-moi seulement. J’étais sur le point de dire à M. Rosenzweig qui m’aime d’une affection de père…

— Oui, je l’aime comme un père, répéta le banquier.

— Tous nos embarras, sanglota Julie, et je suis certaine qu’il nous aurait aidés.

— Il me vient une bonne idée, répliqua Keith. Le sac d’argent ne veut pas se battre ?

— Non, il ne veut pas se battre, affirma Rosenzweig.

— Je vais donc l’attaquer par l’endroit sensible, s’écria le baron brandissant sa canne. Il me comptera mille florins sur-le-champ ; puis il pourra s’éloigner.

Le banquier s’empressa de déposer l’argent sur la table et se retira ensuite à reculons jusqu’à la porte. Là, il mit son chapeau, jeta un baiser à Julie, à l’insu de son mari occupé à compter l’argent et disparut d’un pied léger.

Après que Keith eut, de la même manière, soutiré de l’argent à quelques autres Céladons, le procédé cessa de réussir. Il était à ruminer quelque nouvelle invention, lorsqu’un matin Plant le conduisit dans sa chambre, lui offrit un journal ainsi qu’un cigare, puis s’asseyant lui-même sur le rebord de la fenêtre, lui dit à sa manière claire, énergique :

— Savez-vous, baron, que vous avez une charmante petite femme ?

— Tout le monde le reconnaît ; à moi, elle m’est indifférente depuis longtemps.

— Tant mieux, car elle me plaît furieusement.

— Ah !

— Faisons une affaire.

— Je vous écoute.

— Que demandez-vous de votre femme ?

— De ma femme ! Vous voulez l’avoir à tout prix, il me semble. De fait, elle est très-aimable, pleine d’esprit, de talent de conversation. Je crois que dix mille florins…

— Vous aurez la somme aussitôt que…

— Je comprends.

L’affaire fut ainsi conclue.

Ce même jour, Andor avait quitté le bureau de la Réforme tard dans la soirée. Tandis qu’il regardait le ciel clair constellé d’étoiles, la fantaisie lui vint de s’en aller respirer l’air. Il se dirigea vers le parc, où il abandonnait bientôt la grande allée pour s’engager dans un sentier ombragé qui, même en plein jour, n’était guère fréquenté. À peine avait-il fait quelques pas, qu’il entendait de violents sanglots et découvrait une silhouette de femme étendue par terre devant un banc et levant les mains comme si elle eût prié.

Le cœur ému, il s’approcha, questionna et reconnut… Julie.

— Grand Dieu ! C’est vous, baronne ?

Julie se releva, essuya ses yeux et prit place sur le banc.

— Pardonnez-moi de me mêler de vos secrets, dit Andor. Je vous crois malheureuse, et je m’imagine que peut-être…

— Je suis très-malheureuse, cher Andor, murmura Julie se reprenant à pleurer. Il n’y a pas d’autre secret à dévoiler. Mon mari est un misérable ; il m’a trompée, et il a fini par descendre si bas qu’il m’a vendue, entendez-vous, vendue comme une bête. Mais je ne suis pas aussi dépourvue de sens qu’il le croyait. Je m’étais tue malgré tout, malgré tout… Cette fois, cependant, j’ai parlé pour dire non, et il m’a battue. J’ai voulu m’enfuir loin de lui ; mais je vois que la force me manque pour cela. Peut-être deviendrai-je folle ? Ce serait une consolation de n’avoir plus conscience de moi-même.

Elle couvrit à deux mains sa figure en feu et garda le silence.

— Reprenez courage, chère Julie, commença Andor. Acceptez mon aide, mes services ; je vous conduirai chez une personne respectable qui vous protégera avec plaisir, qui vous ouvrira sa maison et après…

— Oui après qu’arrivera-t-il, Andor ? murmura Julie. Je n’ai pas le courage d’être bonne ni celui de devenir mauvaise. N’avoir plus conscience de moi-même, ce serait bon, ce serait ce qu’il y aurait de mieux. Ah ! si je pouvais seulement travailler ; mais j’ai été élevée pour le plaisir et maintenant je n’ai aucun empire sur moi. Par le travail j’aurais été sauvée ; mais telle que je suis je succomberai tôt ou tard ; je ne puis donc compter sur aucune aide. Il y a si peu de cœurs purs, Andor ; le mien aussi est gâté, affreusement gâté. Je ne saurais redevenir ce que j’étais. Andor, gardez votre cœur pur, c’est ce qu’un homme peut avoir de plus beau.

Elle se leva et regarda son compagnon d’un air étrange.

— N’avoir plus conscience de soi-même, répéta-t-elle. Oui, oui… Ne me suivez pas, Andor… Je retourne chez moi.

— Elle se mit à marcher rapidement, puis à courir.

Andor la perdit bientôt de vue.

Aux premières lueurs grises du jour, au moment où le train s’avançait, une femme horriblement pâle se plaça entre les rails du chemin de fer.

La locomotive soufflait bruyamment, jetant du feu des deux côtés ; les deux lanternes rouges ressemblaient à deux yeux flamboyants. Le fanion sale du garde-barrière se balança ; le tintement monotone du signal électrique retentit dans l’air comme un glas funèbre et la femme pâle se coucha en travers des rails.

« N’avoir plus conscience de soi » murmurait-elle.

Le train reprit sa marche et fila rapide.

À l’orient venait de se montrer une bande blanche. Les arbres se redressaient au vent du matin comme s’ils eussent dormi ; les moineaux criaient sur la haie verte, et l’éclat de la dernière étoile pâlissait dans le bleu du ciel. Puis la bande à l’orient grandit, commença à briller et la première alouette s’éleva dans l’air en chantant.

C’était une matinée parfumée, fraîche s’il en fut.

Sur les rails était une morte, une jolie jeune femme, à la chevelure dorée, pâle et couverte de sang. Quand le soleil se leva, il versa les mêmes chauds rayons sur son visage froid, défiguré, sur les branches vertes des arbres et sur l’alouette joyeuse dans l’air bleu.