Les Prussiens d’aujourd’hui/T-2-12


Calmann Lévy (1 et 2 sur 2p. 203-225).

XII

VALÉRIA REMPORTE UNE VICTOIRE

Valéria Belmont toute puissante au théâtre de la cour, en sa qualité de maîtresse du roi, se négligeait de plus en plus, à mesure que des plumes bien payées grandissaient sa réputation d’actrice. Pourquoi se serait-elle efforcée de bien faire ? Elle avait atteint son but, et ce but n’avait été en aucune façon le sommet ou même un degré quelconque de l’art. Elle avait fini par ne plus jouer que selon son bon plaisir, écourtant des scènes entières qui n’étaient pas de son goût, ou dont elle ne retirait aucun effet pour elle, se contentant de déployer son talent dans quelque grande situation, afin de ranger le public de son côté. Les critiques dont elle savait se faire bien venir lui distribuaient chaque fois des éloges enthousiastes, et il ne se trouvait personne qui élevât, au nom de l’art, la voix contre les libertés qu’elle prenait sur les planches.

Un soir, Andor, définitivement chargé à la Réforme de toutes les grandes et petites histoires mondaines, se rendit par hasard au théâtre, afin de s’y rafraîchir les idées en écoutant Gœtz de Berlichingen.

Il vit Valéria jouer le rôle d’Adélaïde. Il fut tout surpris lorsqu’elle parut en scène. C’était là la femme qui pouvait réunir tous les fils de l’intrigue dans sa petite main calme ! Le tableau connu de Kaulbach lui paraissait fade, bourgeois, en comparaison de l’effroi que lui produisait ce démon avec les grands yeux de flamme, la chevelure noire déroulée.

Dans la scène des échecs avec l’évêque, il considéra l’apathie de l’actrice comme de la distinction, comme une étude bien calculée du caractère changeant de cette séduisante sirène ; mais, dès l’apparition de Franz, l’écuyer, il fut choqué. Il commença à froncer les sourcils, à se démener sur son fauteuil. À la fin du quatrième acte, il était déjà indigné contre cette manière insolente de jouer l’un des immortels personnages d’un grand écrivain.

Vainement, au dernier acte, Valéria déploya-t-elle toute la passion qu’elle savait mettre dans la scène nocturne avec Franz, elle ne fit plus aucune impression sur Andor. Il fut tout aussi insensible au grand talent avec lequel elle exprima le remords, l’angoisse de la mort, à l’apparition du messager de la Sainte-Vehme, qu’aux applaudissements qui accompagnèrent sa jolie manière de tomber.

Plus difficile que le public d’aujourd’hui, Andor ne se contentait pas d’un morceau habilement rendu ; il voulait que tout fût bien joué.

Le lendemain, il s’exprimait en ce sens dans le journal. L’effet de son article fut plus grand qu’il ne s’y attendait. Tout le monde lut sa critique. Le public fut étonné ; le roi fit sonner ses éperons et battit sa botte avec sa cravache ; la figure de Valéria se rembrunit ; elle repoussa son chocolat en faisant résonner la tasse et la cuiller et se mit à sa table à écrire en palissandre.

Une heure après, Andor recevait une charmante petite lettre contenant un billet de cent thalers.

Il regarda le billet en souriant, le remit sous une autre enveloppe et le renvoya sans une ligne.

Un jour s’écoula pendant lequel la jolie actrice froissée se replia sur elle-même, comme une araignée dans sa toile et broya du noir. Le lendemain matin arrivait pour Andor une gracieuse invitation à venir prendre le thé chez Valéria. L’invitation fut refusée poliment, mais avec fermeté.

Dans la soirée, tandis qu’Andor, revenu du bureau de la Réforme, était assis à sa table de travail, où il préparait quelques notices, la porte de sa chambre s’ouvrit soudain, sans qu’on eût frappé. Une dame vêtue de velours noir entra, rapide, fière, rabattit son voile et fixa sur le travailleur ses grands yeux brillant d’un feu étrange.

Andor, reconnaissant Valéria, se leva, avança un fauteuil pour elle et prit place vis-à-vis.

— Il faut m’excuser, monsieur le docteur, commença l’actrice de sa voix harmonieuse dont le charme magique allait au cœur de chacun ; ce n’est pas une heure convenable que j’ai choisie pour ma visite ; mais vous n’attendez personne autre et puisque vous ne voulez pas venir à moi…

Au lieu de finir la phrase, elle laissa errer ses yeux sur les hauts rayons, examinant les livres qui s’y trouvaient, rangés les uns contre les autres en longues lignes comme des régiments en bataille.

— Je ne sais comment cela se fait, ajouta-t-elle en souriant, devant la rampe dont le feu nous éclaire si vivement et devant le public au delà, je n’ai pas peur, mais ici je ne pourrais pas rester seule.

Elle se leva et s’engagea entre les étagères, s’arrêtant de temps en temps pour prendre un livre, de sa main que le gant faisait paraître plus petite encore, en secouer la poussière et en soulever la couverture.

— C’est tranquille ici comme dans un cimetière, reprit-elle bientôt, et les livres sont là comme des morts embaumés dont l’âme semble à tout instant prête à descendre pour causer avec vous.

Andor ne répondit pas. Il regardait sa visiteuse dont le costume de velours moulant si bien le corps élancé chatoyait à la lumière. Il se demandait quel éclat elle avait apporté avec elle pour le répandre dans sa grande chambre sombre et il sentait que le doux parfum qu’elle dégageait dominait de plus en plus l’odeur de moisi régnant chez lui.

— Qu’est-ce que ces vieux livres-là ? s’écria Valéria se baissant tout à coup vers le parquet avec une joie d’enfant. On dirait des momies dans leurs reliures desséchées. Oh ! comme ils sont gros et lourds !

Elle s’efforça de retirer un in-folio du rayon.

Andor lui vint en aide, soulevant ainsi un nuage de poussière qui fit éternuer Valéria, mit sur la table l’ouvrage à reliure en cuir de cochon et l’ouvrit.

— Comme c’est joli ! Les couleurs sont aussi fraîches que si elles dataient d’hier ; mais ce n’est pas imprimé, s’écria l’actrice, regardant amicalement Andor du coin de l’œil.

— C’est un manuscrit, une chronique de couvent du xviie siècle, répondit-il avec amabilité.

Valéria lui semblait si différente de ce qu’il s’était figuré ; il la trouvait si naïve, que cela lui faisait plaisir de lui montrer ses trésors.

Il ne se lassait pas d’apporter et d’ouvrir de nouveaux volumes.

— Et là-haut ? lui demanda-t-elle tout à coup. Ces rangées qui ressemblent presque à des simulacres de livres ?

— C’est l’édition des classiques latins d’Amar. Ceci est un Tacite.

— Ta, ta. Qu’est-ce que c’est ?

— Un historien romain. Édition d’Amsterdam. Elzévir, 1649.

— Oh ! Et ce petit brun ?

— Hippocrate, à l’usage des médecins qui le portaient jadis dans la poche de leur gilet.

— Puis-je voir ?

— Je vous en prie.

Valéria se releva sur la pointe des pieds pour retirer du rayon le livre minuscule et, au même instant, se mit à crier en reculant.

— Qu’y a-t-il là ? demanda-t-elle avec frayeur. J’ai vu briller quelque chose.

Andor se rapprocha et vit, au delà des petits livres, une paire d’yeux flamboyants qui se fixaient sur sa visiteuse.

— Pardonnez-moi, c’est un de mes chats, dit-il en riant.

— Vrai ! que je voie ?

Elle était en ce moment derrière lui, appuyant légèrement la main sur son épaule et l’effleurant doucement de son haleine.

— Comme c’est étrange ! On dirait deux feux follets, murmura-t-elle.

— On pourrait presque croire aussi que, dans l’obscurité, vos yeux sont phosphorescents, dit Andor se retournant vers elle.

Elle rit gaiement.

— Je ne sais s’ils ont cette aimable propriété, répondit-elle ; mais on m’a souvent dit que mes cheveux dégageaient des étincelles électriques.

— J’ai entendu parler de cela, pour les cheveux rouges surtout ; mais je ne l’ai pas vu.

— Si nous essayions ! Éteignez votre lampe, docteur.

Elle ôta son chapeau et retira rapidement les grosses épingles dans sa chevelure. Les boucles noires se déroulèrent sur son dos, confondant leur éclat avec celui du velours. Andor, la main sur le bouton de la lampe, oubliait de le tourner.

— Éteignez donc.

L’obscurité se fit tout à coup.

— Avez-vous un peigne ? demanda-t-elle.

— Je ne sais pas.

— Il faut en avoir un. Sinon, comment ferai-je ?

— Je vais chercher.

— Donnez-moi celui en écaille que j’avais dans mes cheveux. Il est là sur la table.

Andor ne le trouvait pas. Elle lui vint en aide, mettant sa main chaude sur la sienne. Cela ne dura qu’une seconde, mais cela suffit pour qu’une étincelle jaillit du contact. Andor sentit un frisson lui remonter le long du bras et redescendre jusqu’à son cœur, qui se serra comme sous une piqûre.

— Je l’ai, s’écria Valéria, s’écartant aussitôt de lui.

Andor avait beau ouvrir les yeux ; il ne la voyait plus ; mais il entendit le frou-frou de sa traîne, le bruit du peigne dans les cheveux, puis il aperçut une goutte de feu, et aussitôt après deux petits cercles brillants descendant mystérieux sur le parquet.

Son cœur, qui semblait mort depuis longtemps, commença à battre très-fort.

— Eh bien ! voyez-vous des étincelles ? demanda Valéria ; dois-je continuer ?

— Non, arrêtez-vous ! j’aurais peur que vous ne brûliez mon Tacite et mon Hippocrate en même temps que moi.

Il ralluma la lampe, et la jolie actrice remit sa chevelure en ordre, tournant et retournant la tête pour découvrir un miroir.

— Vous êtes un homme singulier, fit-elle. Toutes les vanités terrestres semblent bannies de ces quatre murs, et me voici, moi, parmi des livres reliés, des historiens latins, des globes, des squelettes. Qu’en dites-vous ? Seriez-vous fâché ? Non, vous ne pouvez plus être fâché contre moi. Il faut que nous soyons bons amis, docteur ; donnez-moi votre main.

Andor la lui tendit loyalement, et elle la saisit avec force.

— Je dois me retirer, dit-elle en mettant son chapeau ; ce sera maintenant à vous de me rendre visite.

À la porte, elle s’arrêta et le regarda en pleine figure :

— Vous avez eu raison dans votre critique, fit-elle : j’avais réellement mal joué.

Lorsqu’elle se fut éloignée, Andor essaya de travailler ; mais il était distrait, et il y renonça. Le roman qu’il prit en main lui parut insipide. Le parfum qu’elle avait laissé derrière elle le rendait nerveux, et ce parfum le poursuivit le lendemain au bureau de la Réforme. Il secoua la tête comme un cheval importuné par les mouches et commença à lire les journaux.

Le soir, en tournant le coin d’une rue, son regard tomba sur une affiche de théâtre. On donnait Amour et Cabale au théâtre de la cour et Valéria jouait la Milford. Andor regarda l’heure et se mit à marcher rapidement. Il fut presque étonné de se voir tout à coup au guichet du théâtre ; il n’en prit pas moins son billet à la hâte et entra dans la salle.

La représentation avait déjà commencé, Ferdinand était en présence de son père ; encore quelques tirades et le premier acte finissait. Dans l’entr’acte, Andor examina les dames dans les loges, ce qu’il ne faisait jamais, prit une glace, lut le programme et tira quatre fois sa montre. Lorsque l’orchestre eut fini son morceau, il arrangea sa cravate, tira ses manchettes et ramena ses cheveux en arrière des tempes.

Le rideau se leva. Valéria en un charmant négligé et non frisée, comme l’indique Schiller, vint s’asseoir au piano et joua d’inspiration.

« Les officiers se dispersent », dit la femme de chambre à la fenêtre, « la parade est finie, mais je ne vois toujours pas Walther. »

Valéria se leva pour traverser le théâtre et dit :

« Je ne sais comment je suis aujourd’hui, Sophie. Jamais je ne m’étais vue ainsi. »

Il y avait en elle la même apathie, la même lassitude de corps que pour Adélaïde dans Gœtz de Berlichingen.

« Tu ne le vois donc pas ? » ajouta-t-elle.

Elle avait dirigé son regard vers la salle et venait de reconnaître Andor.

Alors, dans les veines de cette femme froide, méprisant les hommes, courut l’étincelle de Pygmalion qui anima Galathée. Qu’était pour elle le public ? Pour qui se fût-elle mise en frais ? Mais voilà qu’elle découvrait tout à coup un homme surexcitant son talent, chaque fibre de son âme. Elle se redressa de toute sa hauteur ; ses yeux noirs commencèrent à briller ; elle redevint en ce moment cette même femme dont les cheveux dégageaient des étincelles électriques et elle commença à jouer sérieusement.

« Que l’on m’amène le cheval le plus fougueux de mon écurie ! Il faut que j’aille dévorer l’espace ! »

Les mots retentirent brefs aux oreilles du public, électrisant Andor comme un coup de fouet de la main d’une femme.

La salle devint aussitôt silencieuse et attentive. Chacun sentait qu’il s’agissait de quelque chose d’extraordinaire. Dans les loges, les dames elles-mêmes interrompirent leurs rires, leurs bavardages avec leurs adorateurs.

Dans la scène avec le valet de chambre, le talent de Valéria rompit pour la première fois les liens dont l’avait enveloppé l’esprit matérialiste de l’époque. Elle se révéla subitement en entier ; et, surprise elle-même de la puissance qu’elle se découvrait, ravie des accents qu’elle trouvait en elle, elle grandissait de phrase en phrase, de parole en parole. Les spectateurs muets, presque effrayés, devinaient qu’elle mettait dans la pièce de son cœur, de son sang.

Au moment où elle cria à la femme de chambre : « Dois-je assumer sur ma tête l’exécration de mon pays, ou bien veux-tu que l’effroyable bruit de semblables larmes me courbe jusqu’à terre ? » elle devint si grande, elle subjugua si bien le public, que ce qui n’avait jamais été arriva : elle fut couverte d’applaudissements dans le courant de la scène.

Vint ensuite le dialogue avec Ferdinand. Elle était devenue tout à coup grande actrice ; elle grandit avec le rôle et le rôle grandit par elle. Sa phrase finale : « Gardez-vous le mieux que vous pourrez, » fut le plus beau triomphe connu jusqu’alors. Le public se montra fanatique ; le roi lui-même applaudit ; mais elle ne s’en apercevait pas. Quand elle dut reparaître enfin sur la scène et s’incliner, ses yeux se fixèrent sur Andor. Elle le vit debout contre son siége, battant des mains avec transport. Alors elle se sentit frissonner de la tête aux pieds ; elle était contente, fière, heureuse.

Le roi vint derrière les coulisses pour la complimenter ; mais elle prétexta qu’elle changeait de costume et resta dans sa loge. Dans la scène avec Louise, on aurait cru assister à une pièce nouvelle. Jamais aucune Milford n’avait joué ainsi. Aux phrases familières à chaque écolier : « Sache-le donc, misérable ! le bonheur est détruit, lui aussi ! » elle donna une expression, une valeur dont personne n’avait d’idée.

La pièce finissait avec le quatrième acte. Très-peu de spectateurs restèrent pour le cinquième acte. Après les dernières paroles de la Milford, Andor s’était rendu à l’imprimerie du journal. Encore sous l’impression du jeu de Valéria, il écrivit une critique qu’elle lut le lendemain en prenant son chocolat. La feuille tremblait entre ses mains ; ses regards brûlaient le papier encore humide ; ses narines frémissaient aux ailes ; sa gorge se soulevait et s’abaissait comme la vague recouverte d’une blanche écume.

Une heure plus tard, Andor arrivait lui-même chez elle, apportant le journal.

Elle courut à lui et lui tendit ses deux mains qu’il trouva froides, qu’il sentit trembler dans les siennes.

— J’ai déjà lu, murmura-t-elle. Je vous remercie ; mais vous n’avez, je crois, dit que la vérité.

— Vous avez admirablement joué.

— J’ai bien joué, parce que je… jouais pour vous.

— J’avoue que votre jeu m’étonne autant qu’une énigme. Je ne puis me l’expliquer qu’en supposant que vous…

— Achevez.

— Que le rôle de la Milford vous a servi à exprimer vos propres sentiments.

— Oh ! vous me faites tort ; vous me faites mal !

Valéria était devenue affreusement pâle ; ses yeux se remplirent de larmes, et elle se détourna pour les cacher ; mais Andor les vit perler à ses longs cils bruns.

Ce fut en ce moment critique qu’elle lui mit le pied sur la nuque.

Il lui saisit la main et balbutia des mots absurdes ; mais elle le comprit et se prit à sourire.

Dès cette matinée, Andor vint presque chaque jour chez Valéria.

Il était en proie à cette douce agitation, à ce martyre plein de doute, de crainte, d’espérance, qui nous rend si heureux.

Valéria l’aimait et il était entraîné vers elle. Il la jugeait innocente, souillée par la calomnie, elle, la grande actrice, à l’étincelle divine, dont le talent prenait son essor bien au-dessus de la banalité ordinaire, et il se sentait assez fort pour la défendre.

Avec chaque nouveau rôle, elle l’étonnait, lui et le public, et, comme elle était assez sérieuse pour comprendre qu’elle devait à Andor toute sa valeur, tout son succès, chaque nouveau triomphe était une chaîne de plus la rivant à lui.

Elle lui demanda un jour s’il n’était pas capable d’écrire un rôle pour elle. Il parla de sa pièce. Elle écouta attentivement et laissa tomber la conversation sur ce sujet si subitement qu’il en fut peiné, mais à tort. Elle avait fait son plan, et avec sa nature pratique, elle jugeait inutile de continuer la conversation là-dessus.

Lorsque Andor fut parti, elle fit sa toilette avec tout le raffinement qu’elle savait y mettre. Elle reçut ainsi la visite de son royal amant, qui était ce jour-là de très-belle humeur.

Le lendemain, Andor recevait de l’intendant un pli marqué du grand sceau connu.

On lui annonçait que toutes les difficultés étaient levées, que sa pièce allait être jouée, que tous les rôles étaient déjà distribués.

Jamais de sa vie Andor n’avait éprouvé une joie aussi grande, aussi complète que celle d’étudier « Messaline » avec Valéria. Le charme de ces heures de tête-à-tête, sans contrainte, était d’autant plus puissant qu’entre elle et lui il n’y avait pas encore d’autres relations.

Tous deux savaient qu’ils s’aimaient, mais ni l’un ni l’autre ne l’avait dit. Il leur semblait que les mots fussent trop grossiers pour exprimer leur amour ailé ; mais en lisant le rôle ensemble, il arriva que les boucles flottantes de Valéria touchèrent sa joue et le firent frissonner, que sa douce haleine l’enivra en l’effleurant, que sa main se posa sur la sienne lui faisant l’effet d’un fer rouge dans la neige.

Vint le jour où de grandes affiches collées au coin des rues annoncèrent la représentation de Messaline, tragédie en cinq actes, du docteur Andor. Puis, le soir, un public innombrable encombra le théâtre de la cour. Le roi siégeait de belle humeur dans sa loge ; Hanna, portant sur la tête une masse de cheveux disposés en tour de Babylone, s’éventant avec un éventail en nacre et causant avec Micheline, avait l’air gai, nullement embarrassé ; le comte Riva et l’oncle Gerling enduraient en haut, à la galerie, la fièvre de l’attente. Plant bâillait dans sa stalle, et Valéria, sortant de sa loge belle comme une déesse, tendait à Andor une main froide autant que le marbre et lui murmurait qu’elle jouerait mal parce qu’elle était trop agitée.

Le rideau se leva. L’accueil fait au premier acte fut froid. Au second acte, apparut Valéria, et alors commença la lutte dans laquelle l’actrice allait déployer pour l’homme de son cœur l’élan, la souplesse d’une lionne. De parole en parole, de scène en scène, Valéria réchauffa les spectateurs et finit par enlever un tonnerre d’applaudissements.

La pièce eut un beau succès. On demanda l’auteur, et parmi ceux qui avaient commencé à crier, on reconnaissait deux grosses voix partant de la galerie.

Le régisseur parut et remercia, tandis que les dames mettaient leurs sorties de théâtre, et que les messieurs se tenaient derrière elles en domestiques, avec les manteaux et les châles.

— Claque ! s’écria Plant haussant les épaules.

— Dieu soit loué ! demain nous aurons la Vie parisienne ! soupira Micheline. Voilà qui est amusant.

Lorsque Valéria descendit les petites marches pour gagner sa voiture, elle trouva Andor à la porte de derrière du théâtre.

— Je vous remercie de tout cœur, lui dit-il. Vous avez sauvé la pièce.

— Que me dites-vous là ? répondit-elle ; j’ai pitoyablement joué, mais la beauté du rôle a suffi.

Elle le regarda ensuite et hésita un instant.

— Bonne nuit ! ajouta-t-elle enfin.

Il la mit dans la voiture. Son bras nu s’étant montré hors du manteau de velours, il y appuya rapidement ses lèvres et s’éloigna.

Valéria le suivit de l’œil jusqu’au tournant, puis elle soupira et se pelotonna tristement dans sa voiture capitonnée en blanc.

Le lendemain, les journaux du matin faisaient, avec réserve, mais non défavorablement, la critique de la pièce d’Andor. Seul l’Incorruptible, sous la signature de Plant, fustigeait vertement le Pégase de l’auteur.

Il y eut des lecteurs qui trouvèrent étrange cette manière Spartiate d’entendre l’amitié. Ces braves gens ignoraient que Plant avait reçu des bienfaits d’Andor, et que cela suffisait pour qu’il le haït, l’attaquât.

Le directeur de « l’Incorruptible » se trouva cependant dans un certain embarras en voyant Andor arriver chez lui, le front calme, et le remercier de sa critique.

— Tu veux me faire honte, balbutia-t-il en s’occupant de sa chaussure vernie qu’il faisait craquer fortement. Je ne t’ai pas épargné, je le reconnais ; mais tu avoueras toi-même que mon esprit d’indépendance l’exigeait.

— Oh certainement ! répondit Andor. Mais la critique pourrait me rendre vaniteux. Il n’y a que les écrivains véritablement grands qui soient attaqués de la sorte. Nous savons que Ben Johnson et d’autres voyaient tout d’abord en Shakespeare « un corrupteur de la scène » ; nous savons de quels reproches Gœthe fut accablé, comment son Werther fut parodié et avec quel mauvais vouloir on accueillit ses élégies romaines. Dans son temps, Schiller aussi a été malmené par les critiques de Berlin et accusé d’une excentricité, d’un manque de goût qui, aujourd’hui, nous semble d’un comique irrésistible. Nous n’ignorons pas non plus avec quel mépris les critiques d’Édimbourg ont parlé jadis des « heures de la Muse » de lord Byron, et comment il leur répondit dans sa terrible satire : les Bardes anglais et les critiques écossais. Nous sommes furieux également, en lisant que les contemporains de Beethoven lui reprochaient de ne composer de la musique aussi peu musicale que parce qu’il était sourd.

— Une voiture attelée de chevaux isabelle, s’écriait au même instant Gansélès, dans la pièce à côté. Qui cela peut-il être ?

— Qui cela peut être ? répondait M. Pfefferman ; personne autre que l’ambassadeur espagnol.

Au même moment, le baron Keith entrait avec son élégante désinvolture et disait :

— Le chemin de fer de l’Est ne veut pas se laisser intimider. Il nous refuse le permis.

— Ah ! fit Plant se redressant et agitant ses lunettes. Envoyez-moi Pfefferman.

Pfefferman entra, en habit noir râpé, la plume derrière l’oreille, les mains dans les poches.

— Écrivez un article contre le chemin de fer de l’Est.

— Avec de la forme ou sans forme ? en insinuant ou bien carrément ?

— Sans forme et clairement.

Pfefferman fit un signe de tête et sortit.

— C’est donc là l’indépendance que tu dois faire briller ? demanda Andor avec un sourire de mépris. Quel nom donnes-tu à cette manière de tromper l’opinion publique ?

— Affaires.

— Et à ta critique ?

— Amitié.

— Voilà l’ambassadeur espagnol qui repasse, dit Gansélès dans la chambre voisine.

— Il n’est pas dans la ville, jeta Keith dédaigneusement.

— Je reconnais cependant ses chevaux isabelle, répliqua Pfefferman avec dignité.

— Des isabelles et la livrée brune ?

— Précisément.

— C’est l’équipage du général Mardefeld.

— Allons donc ! Je le connais l’équipage du général Mardefeld, fit Pfefferman froissé.

— Tu ne m’en veux pas ? demanda Plant à Andor qui se retirait. Je n’ai réellement pas eu l’intention de te faire de la peine.

— Pourquoi t’en voudrais-je ? Je n’aurais à te garder rancune que si tu avais écrit une meilleure pièce que la mienne.

Plant se mordit les lèvres et regarda autour de lui comme s’il eût cherché quelque chose de perdu.

Il avait honte de lui-même, ce qui est pire que d’avoir honte devant les autres ; mais il eut la consolation de voir qu’après la première représentation, la pièce d’Andor passa dans la bibliothèque du théâtre, pour y moisir en compagnie de beaucoup d’autres œuvres dramatiques.

Lorsque Andor annonça tristement à son ami Wiepert que Messaline ne serait plus jouée au théâtre de la cour et qu’il ne se sentait pas le courage de la faire représenter ailleurs, pour y obtenir peut-être le même insuccès, le directeur de la Réforme prit une paire de ciseaux et se mit à découper un journal en petites bandes. Après s’être livré à cet exercice un certain temps avec beaucoup d’application, il dit à son compagnon :

— J’aurais une observation à vous faire, mon cher Andor, mais je ne voudrais pas qu’elle vous blessât.

— Il n’est rien qui puisse me blesser sortant de votre bouche.

— Alors, prenez bien garde ; il est arrivé pour vous le moment critique de ce danger auquel succombent quatre-vingt-dix-neuf écrivains sur cent ; le danger de regarder favorablement les œuvres des autres. Vous avez fait de votre mieux, sans obtenir le résultat que vous espériez, sur lequel vous pensiez avoir le droit de compter. Ayez sans cesse devant les yeux maintenant que ceux de nos critiques qui sèment des épines sur le chemin de tout talent créateur et égarent le public sont des poëtes, des peintres ou des musiciens n’ayant pas réussi. Ils ont tous essayé de produire quelque chose de grand, et, n’y étant pas parvenus, ils prennent plaisir à chercher la petite bête chez ceux qui ont été à même de faire ce qu’ils n’ont pu faire. La force leur a manqué pour être arbres ; ils détestent donc les grands troncs et se font plantes grimpantes pour s’enrouler autour d’eux et leur nuire.

Andor se sourit à lui-même.

— Restez fidèle à vous-même et à vos beaux principes, ajouta Wiepert.

— Je l’espère bien, répliqua Andor. Et si jamais ma plume se trempait dans le poison à mon insu ; si par mégarde j’oubliais le respect que je dois à quiconque a su produire quelque chose, quand même ce quelque chose serait imparfait, mal venu, alors… alors je me souviendrais de l’heure présente.