Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/102

Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 137-138).
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Au régiment il est de tradition que toute rixe se termine par un duel réglé, à l’épée. Cet usage a cela de bon qu’il fait réfléchir ceux qui donneraient facilement un coup de poing. Quand un homme se laisse entraîner à faire un acte de guerre, il n’est pas mauvais qu’on l’oblige à faire encore la guerre le lendemain, mais volontairement cette fois, avec une vue claire des risques. Il est bon que celui qui a employé la force se rende bien compte de ce que c’est que la force. Quand il a croisé l’épée avec un autre, quand il a vu que sa prudence et son adresse seules le protégeaient contre la pointe de l’adversaire, j’imagine qu’il apprécie mieux les avantages de la paix.

C’est à ce point de vue qu’il faut considérer le duel ; on y verra autre chose qu’un rite et qu’un souvenir des temps barbares. J’ose même dire que le duel ne me semble point barbare du tout. Le duel est au contraire une espèce de leçon pour ceux qui ont le sang trop vif. Il vient un moment, dans les discussions, où l’animal se met de la partie. Il mordrait ; il déchirerait. Enchaînez-le, vous ne ferez que l’irriter encore davantage ; de là une suite d’embuscades, de rixes, de vengeances. C’est alors que le code de l’honneur intervient, et fort habilement.

« Quoi ? dit le juge d’honneur, vous voulez prouver que vous êtes un homme, que vous ne craignez pas la douleur, et qu’on ne vous insultera jamais sans risques ? Eh bien laissez-moi faire. Je vais vous préparer un combat bien plus redoutable. » Ce n’est pas un coup de poing que vous lui donnerez, c’est une balle que vous lui logerez dans le ventre. La colère se rassasie de ces effrayantes images, et voilà la rixe interrompue. Que des mandataires impartiaux aient alors autant de temps qu’il en faudra pour examiner l’affaire, expliquer une méprise, interpréter une parole mal comprise ou un geste ambigu, c’est déjà une conquête assez remarquable sur la barbarie instinctive.

Mais, pendant que les témoins délibèrent, les adversaires ne peuvent manquer de faire, eux aussi, d’utiles réflexions. On ne pense guère à un danger pressant ; on est assez occupé à l’action. Si vous les aviez armés et alignés en deux minutes, au moment même où ils serraient les poings, c’étaient toujours deux barbares. Mais s’il s’écoule vingt-quatre heures entre la pensée et l’action, il n’est pas possible qu’ils ne pèsent pas mieux l’injure et la vengeance. Nécessairement ils imaginent d’avance l’effet d’un coup de pistolet ou d’un coup d’épée ; rarement ils jugeront que l’adversaire mérite la mort ; rarement ils désireront lui faire tout le mal possible. Dans tous les cas, ils sauront ce qu’ils veulent, et, neuf fois sur dix, ils ne voudront alors que se bien tenir, et non pas tuer l’autre. Au lieu que dans la rixe, ils ne savaient pas bien ce qu’ils voulaient ni même ce qu’ils faisaient.

Reste le cas où un des adversaires veut réellement tuer l’autre. Dans ce cas-là encore, le duel est moins dangereux que la rixe. Si quelqu’un a juré de m’envoyer dans l’autre monde, le mieux que je puisse espérer, c’est qu’il tente cette opération à jour dit, et devant témoins, en risquant lui-même sa vie. C’est pourquoi ces échanges de balles ne me paraissent pas ridicules.