Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/103

Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 138-139).
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CIII

Ce combat entre le Nègre et le Blanc, vu de loin, m’a paru assez beau. Dire que ce sont des brutes, c’est aller beaucoup trop vite. D’abord vous savez qu’il y a des règles très strictes dans les combats de ce genre, et, donc, une honnêteté méritoire, puisqu’il faut la pratiquer dans la chaleur du combat, et pendant que l’adversaire vous écrase le nez ou vous décolle la peau du front. Suivre cette discipline, c’est prouver que l’on a une grande puissance sur soi, c’est-à-dire une haute et rare vertu.

J’aime aussi que la haine ne résulte pas de ces formidables coups de poing. Non pas même chez le vaincu. On rapporte de lui des propos assez nobles : « C’est l’orgueil, dit-il, qui m’a perdu. J’ai trop écouté mes amis. » Voilà donc un homme qui remonte de ses malheurs jusqu’à ses passions ; exemple rare, bon à considérer, difficile à suivre.

Leur entraînement enfin, et ces coups qu’ils s’exercent à recevoir en vrais stoïciens, enferment aussi plus d’une bonne leçon. Cet effort prodigieux, si longtemps suivi, est noblement humain ; il s’exerce contre l’animal. Aucun animal ne s’en montre capable. Le plus fort des animaux fuit la douleur et recherche le plaisir ; ou bien alors c’est qu’il est fou de colère, jusqu’à ne plus sentir que son action. Tandis, que nos pugilistes s’exercent froidement contre la douleur, en vue d’affranchir leur volonté. S’ils se font frapper à la pointe du menton ou au creux de l’estomac, c’est parce qu’ils ne veulent point que la douleur les arrête. Un gymnaste est moins complet, peut-être, dans sa vertu ; car il s’exerce méthodiquement, afin de fortifier ses muscles, et d’en régler l’action ; et cela est commun au gymnaste et au pugiliste. De même ils s’exercent l’un et l’autre contre la crainte. Mais, ce qui est le propre du pugiliste, c’est qu’il s’exerce contre la douleur directement, et par la douleur.

Un Grec des temps héroïques n’aurait pas hésité ; il aurait rendu des honneurs divins au pugiliste. Pindare aurait célébré le vainqueur, et sans doute aussi le vaincu. Les sages de ce temps-là n’étaient pas à genoux, comme nous sommes, devant la règle toute nue ; ils n’admiraient que la force réglée ; c’est cela même qu’ils appelaient vertu, et non pas la faiblesse, ou la peur, ou la paresse. Ils couronnaient l’athlète, non pas parce que l’athlète était né vigoureux et lourd, mais parce que la volonté de l’athlète avait façonné et discipliné ces masses de chair selon les règles du combat. C’était donc la volonté qu’ils couronnaient, non la force.

Par là, ils étaient plus près de la paix que nous, et plus sûrs de la paix que nous. Car je soupçonne que nous avons peur de la guerre, ce qui fait que nous ne la faisons que par rage et folie, les yeux fermés, tuant nos frères avec horreur, et versant ensuite des larmes inutiles. Au lieu que si nous étions vraiment entraînés et prêts pour une violence mesurée, contre des fous ou des méchants, la guerre irait avec méthode, sans vains regrets, et serait bientôt finie. C’est ainsi que j’entends la maxime connue : Si tu veux la paix, prépare la guerre.