Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/101

Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 136-137).
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Je connais un homme encore jeune, très savant, très estimé, et qui est maître de philosophie. Nous avons ri ensemble, ouvertement, et bien des fois, d’un certain nombre de faux dieux, et nous leur avons tiré la barbe. Je le croyais sans préjugés. Je voyais en lui un des citoyens de mon utopie. Hélas ! il vient d’être décoré.

Je sais bien que les coutumes sont lourdes à remuer et qu’il est plus difficile d’extirper un sentiment que de démolir un temple. Je sais aussi que l’inégalité est vieille dans le monde, et que l’égalité est un tout petit enfant qui ne sait encore que crier. J’avoue que le ruban rouge fait bien sur une jeune poitrine. Je sais aussi par quels raisonnements ingénieux on peut justifier tous les actes rituels, et notamment celui qui consiste à attacher un ruban rouge à sa boutonnière.

La Raison dit : personne ne croit plus que ce petit ruban ait une signification ; le temps vient où tout le monde sera décoré ; laisse mourir cette religion. Le cœur répond, sur un ton badin : c’est pour cela que je n’y vois point d’importance ; refuser cet insigne, c’est encore une manière de l’interpréter ; refuse-t-on une forme de cravate ou une coupe d’habit ? Le philosophe se laisse habiller par son tailleur et décorer par son ministre.

Mais la Raison hausse le ton : tu sais bien que l’inégalité est un mal, que la hiérarchie est un mal, que le pouvoir est un mal ; tu sais bien qu’on ne peut les justifier que parce qu’ils nous préservent d’un mal plus grand ; tout pouvoir, matériel ou moral, qui n’est pas de stricte nécessité, est mauvais ; tu le sais ; tu as connu tous les crimes que l’on commet au nom du respect ; tu te défies maintenant de l’uniforme et du panache ; or, ce ruban rouge est un petit uniforme et un petit panache.

Mais le cœur : ce qui est mauvais, c’est l’insigne mal placé ; au lieu de détruire, il faut perfectionner ; lorsqu’on veut sauver une religion, il ne faut pas l’abandonner, mais au contraire lui apporter tout ce que l’on peut avoir de probité et de mérite, etc…

Tout le monde connaît ces raisonnements, tout le monde les a faits, et plus d’une fois ; et nous retombons dans l’ornière. Combien je préfère un acte tout simple, tout net, qui remet le passé à sa place, par un libre décret d’homme libre. Anatole France ne va plus à l’Académie ; il n’ira plus jamais à l’Académie. Curie a refusé la croix. Voilà des discours à la Léonidas.