Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/175

Nouvelle Revue Française (1p. 236-237).
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La neutralité est un vilain mot. Pour accepter qu’il y ait des notions qui appartiennent au curé, il faut avoir dormi trente ans dans les Bureaux. L’instituteur doit posséder toute espèce de piété et expliquer toute espèce de culte. Si vous dites qu’il n’est pas assez instruit pour gouverner tout ce royaume d’idées, c’est comme si vous disiez qu’on ne peut pas décrire les mouvements des corps célestes sans posséder le calcul différentiel. On peut toujours décrire, et il faut commencer par là ; je dirais même continuer par là et finir par là.

Il y a une parenté entre l’homme et la nature, et cette parenté est sentie et en quelque sorte goûtée à toute minute. Car l’homme est né de ce monde ; l’homme est chez lui dans ce monde ; les doctrines abstraites n’y changeront rien. Le curé dit que, malgré l’apparence, malgré le froid et la faim, malgré le cyclone, le volcan, le microbe, une Providence a rangé et meublé ce monde pour notre usage, je dis que l’homme est un fils de ce monde, le plus parfait, le plus puissant, le mieux adapté des fils de ce monde, autant qu’on sait ; qu’il y a accord certainement entre la nature du monde et la nature de l’homme, sans quoi l’homme ne vivrait pas seulement une minute ; et qu’il y a ainsi dans l’homme une amitié pour le monde, une confiance, une espérance qui fait que les matins sont beaux, et les midis, et les soirs, et toutes les saisons, et même le vent, la pluie, la neige, la foudre, en sorte que, même fuyant comme une bête, l’homme se retourne pour admirer. Espérance quand même ; amitié quand même ; piété quand même. « Sois pieux devant le jour qui se lève », dit le vieil oncle à Jean-Christophe.

Parenté, maintenant, entre les hommes. C’est bien clair. Bêta qui s’imagine que les hommes vivraient seuls s’ils pouvaient, et que c’est la peur qui les maintient en société. Non pas la peur, mais la parenté. Chacun a été d’abord une partie de sa mère. L’homme vit en touffe, non en brin. Fraternité malgré tout ; charité malgré tout ; sentiment hors de soi ; sentiment commun ; joie de l’action en commun ; joie de l’acclamation en commun. Culte en commun ; aussi bien sans Dieu.

Parenté entre tous les hommes d’autre manière encore, par la Raison commune. Amitié par lecture, avec des gens qui sont morts, avec des gens qu’on n’a jamais vus. Idée que l’on peut instruire tous les hommes, et que tout ira mieux, quand ils sauront mieux. Idée de la dignité d’homme et de l’égalité des hommes, qui n’est pas, mais qui devrait être. Volonté de justice, malgré les passions ; volonté de progrès, malgré chutes et rechutes. Foi malgré tout. Foi, Chanté, Espérance, ce sont les plus profonds sentiments humains. Vie commune, enthousiasme commun, vie hors de chez soi et hors de soi, c’est le Culte, et c’est le Salut. Vie solitaire pour la Raison commune ; c’est la Méditation, et c’est encore mieux le Salut. Si le prêtre était seul à dire ces choses, si mal qu’il les dise, on n’entendrait bientôt plus que lui.