Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/174

Nouvelle Revue Française (1p. 234-235).
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Quand on lit les anciens Matérialistes, comme Épicure ou Lucrèce, on y trouve un enthousiasme poétique, et le sentiment héroïque de la liberté enfin conquise. Ce sentiment est juste, et toujours vivant. J’ai pu l’observer dans les Universités Populaires, où, chose remarquable, toute thèse en faveur de l’âme immatérielle ou de la liberté était prise d’avance, et par un invincible préjugé, comme une espèce de manœuvre contre la Libre Pensée. Cette remarque met au jour une confusion presque universelle. Car le bon sens ne supporte point que nous soyons sans puissance sur notre destinée et sur nos passions. Qui veut la justice nie le fatalisme. Et j’ai observé, dans des discussions publiques assez serrées, que l’argument le plus puissant d’un catholique était de faire voir que le matérialisme, nie la liberté. L’auditeur impartial sent bien pourtant que le fond du matérialisme c’est une volonté de penser correctement, de remettre les choses en place, de ramener les rêves et les passions à leurs causes, de réduire la prophétie, le miracle, la tyrannie surnaturelle, le fanatisme, l’esclavage enfin. De là un grand embarras. Mais c’est une erreur de croire que l’analyse de ces problèmes suppose une culture écrasante. Quelques exemples, considérés avec attention et sans préjugé, peuvent conduire plus loin que l’esprit de système qui est le plus dangereux des préjugés.

Il faut d’abord penser, par exemple, à l’éclipse, et bien considérer le travail rigoureux de pensée qui a surmonté d’abord la crainte, écarté les présages, et reconnu dans ce phénomène étonnant les effets prévisibles d’un mécanisme éclairci : par d’autres effets. J’ai assez expliqué comment chacun peut refaire ce travail par ses propres moyens ; la précision du calcul ne sert que pour annoncer exactement la chose ; mais celui qui a observé la marche du soleil et celle de la lune, sait bien qu’une éclipse n’a rien de plus merveilleux qu’un croissant ou qu’une pleine lune. D’après cela, posons que nous avons à chasser les esprits de l’univers, et que c’est le devoir intellectuel strict. Tenons bien cela.

Mais sachons aussi y reconnaître notre liberté. En nous et dans la fonction de penser, et non pas hors de nous dans les choses. Ramasser tout l’esprit en soi, dans la fonction de penser, au lieu de chercher l’esprit dans le pied des tables, voilà l’expérience décisive. D’où nous prenons conscience de notre fonction de législateurs, et l’exerçons en souverains, cultivant, arrosant, bâtissant, assainissant ; et dans l’ordre social aussi, juges des juges désormais. Et c’est notre première pensée, sous l’idée matérialiste, qui nous investit du pouvoir spirituel. Regardez bien, c’est ainsi. La pensée matérialiste et l’action libre sont toujours ensemble, pour inventer, pour légiférer, pour redresser. Il n’y a qu’un prodige, c’est la pensée qui nie les prodiges. Cette formule achève la religion.