Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/173

Nouvelle Revue Française (1p. 233-234).
CLXXIII

« Monsieur, me dit l’Américain, votre morale laïque est infectée de matérialisme ; c’est par là que vos instituteurs, professeurs et gouvernants sont voués à l’impuissance ; ils sèment du grain mort. Comment resterait-il quelque espérance, quelque confiance, quelque enthousiasme en celui qui croit que tout est matière ? »

« Si cela est ainsi, lui répondis-je, qu’y voulez-vous faire ? On ne choisit pas une opinion comme on choisirait une poularde au marché. Ceux qui ont gardé leur religion, ce n’est pas parce qu’ils la croient utile qu’ils l’ont gardée, c’est parce qu’ils la croient vraie. Ceux qui tiennent aujourd’hui pour la vérité scientifique, autrement dit qui s’attachent à ce qu’ils constatent ou comprennent, n’ont pas choisi, croyez-le bien, la solution la plus commode. On n’a pas le choix entre croire et ne pas croire. »

« Sans doute, reprit mon docteur en philosophie. Mais de ce que vous prenez la science pour guide, il ne résulte pas que vous deviez adopter cette doctrine avilissante d’après laquelle tout est matière. Je suis l’inventeur, Monsieur, d’une doctrine qui se flatte de réconcilier le vieux spiritualisme avec la jeune science. Cette doctrine, c’est le pampsychisme. »

« Ah ! fort bien ! Et qu’est-ce qu’il dit, ce pampsychisme ? »

« Je pars de cette remarque que les matérialistes ne savent pas bien ce que c’est que la matière ; ils la supposent faite d’atomes, ou d’éléments comme cela, dont ils n’ont aucune expérience directe. Eh bien ! pourquoi ne pas prendre plutôt, comme type de l’être, la seule chose, si je puis dire, dont nous ayons tous l’expérience directe, l’âme ? Car nous savons tous ce que c’est que penser, raisonner, sentir. En bref, Monsieur, nous posons qu’il n’existe que des âmes, et que tout ce qui arrive au monde est un rapport d’âme à âme. »

« Pourtant, lui dis-je, un coup de poing ? »

« Justement. Un coup de poing, dans votre système matérialiste, ce n’est qu’un corps heurtant un corps ; or, vous ne savez pas ce que c’est réellement qu’un corps, ni ce que c’est qu’un choc. Moi je dis : c’est une action d’âme à âme ; une volonté dans celui qui frappe, qui est une âme, produit une perception et une douleur dans celui qui reçoit, qui est aussi une âme. « 

« Bon, lui dis-je. Mais alors, si mon âme qui est ici veut donner un coup de poing à l’âme d’un Chinois qui habite Pékin, le Chinois recevra le coup de poing ? »

« Mais non, dit-il, rien n’est changé. Ce que vous appelez les conditions de l’action d’un corps sur un corps, je l’appelle conditions de l’action d’une âme sur une âme. Ainsi les vérités scientifiques sont conservées ; le matérialisme seul est vaincu, dans des conditions qui ne coûtent rien à votre intelligence. Voilà la doctrine de l’avenir. L’essayer, c’est l’adopter. Voyez donc cette brochure, je vous prie. »