Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/176

Nouvelle Revue Française (1p. 237-238).
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L’abbé Loisy, qui n’est presque plus abbé, ressemble assez à Renan, qui resta toujours un peu curé. Tous deux sont des historiens ; tous deux tournent autour des questions, argumentent avec malice, remuent de vieux papiers, à faire croire aux naïfs que la vie humaine de ce temps est suspendue à la trouvaille que l’on pourrait faire de quelque document perdu depuis dix-neuf siècles. Ce sont jeux de sacristains. Il faut écarter les enveloppes, briser la coquille et aller au cœur de la question.

Il s’agit, par exemple, de savoir si Jésus-Christ fut réellement Dieu. Eh bien, je dis que ce n’est pas là une question d’histoire, ni une question de fait. Il faut voir ce que peuvent signifier maintenant, pour nous, des propositions du genre de celles-ci : Jésus-Christ est fils de Dieu ; Jésus-Christ est Dieu.

Il faudrait être bien rustre pour croire qu’on est fils de Dieu au sens où on est fils de Pierre ou de Paul. Cela doit s’entendre en esprit ; ou bien, alors, il ne faut qu’en rire. Or, entendu en esprit, qu’est-ce que cela veut dire ? C’est une idée aussi vieille qu’on voudra, bien plus ancienne que le Christ, que l’idée d’une parenté spirituelle entre tous les hommes. Les hommes se ressemblent par leur manière de connaître, de prouver, d’argumenter ; sans cela les discussions ne seraient même pas possibles ; il n’y aurait ni sciences, ni enseignement des sciences. Beaucoup de nobles esprits, je cite Platon, Aristote, les Stoïciens, pour ne parler que de ceux qui ne l’ont pas appris dans l’Évangile, croient que tous les hommes participent à une Raison éternelle, immuable, parfaite, qui serait comme l’âme ou l’esprit du monde. En ce sens, nous sommes tous fils de Dieu. Seulement, cela se voit plus ou moins. Quand un homme cultivera en lui ce feu divin, jusqu’à réchauffer les autres par la justice et l’amour, on l’appellera Dieu ou fils de Dieu.

Ces définitions une fois admises, je veux bien dire que Jésus fut Dieu ou fils de Dieu, comme on voudra ; les incertitudes sur le texte de l’Évangile, certains récits ridicules comme celui des trois cents cochons possédés du Diable et qui allèrent se noyer, ne me retiendront pas. Je puis, à travers l’histoire, et en traitant l’histoire comme une « mauvaise langue » qu’elle est, me faire, sous le nom de Jésus, le portrait d’un fils de Dieu.

Reste à juger la conception même d’un Dieu, c’est-à-dire d’une Raison éternelle. J’avoue qu’on n’en peut apporter de preuve à la rigueur. La question est donc de savoir si, pratiquement, il est bon d’y croire, c’est-à-dire si cette croyance aide à être courageux, patient, juste et bon. C’est une belle question à discuter, dès qu’on l’a nettoyée de toute cette poussière archéologique. On verra alors si cette croyance sauve l’homme, et en quel sens ; si l’on peut l’avoir en soi tout seul, par réflexion, ou s’il faut la réchauffer en ravivant le feu intérieur par la méditation en commun, par les rites, par la musique. Graves problèmes peut-être ; problèmes d’aujourd’hui ou de demain ; problèmes de sociologie, comme on dit, non problèmes d’histoire.