Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/157

Nouvelle Revue Française (1p. 213-214).
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Pour cette célébration de Le Nôtre on a lu de bien mauvais vers, des vrais vers d’Académicien, et de la prose un peu meilleure ; j’aime mieux l’art du jardinier. Platon fait voir, dans sa République, quelle différence il y a entre l’ouvrier qui fait un lit et le peintre qui représente l’image du lit. Mais que dirions-nous d’un académicien qui raconterait le travail du peintre, nous donnant ainsi un reflet de reflet, sans règle, sans consistance, sans solidité aucune ? « La colombe, disait Kant, lorsqu’elle fend l’air en s’appuyant sur ses ailes, pourrait bien croire qu’elle volerait encore mieux dans le vide. » Mais ce vieux mot, « l’Art », par son admirable ambiguïté, nous rappelle que la nécessité, qui lui résiste le porte et l’élève en même temps. On dit encore « l’art du charpentier, l’art du forgeron », et c’est bien dit. Les Beaux-Arts doivent être d’abord des Arts ; s’ils veulent être beaux seulement, ils ne sont plus rien. Aussi nous touchent-ils d’autant plus que la matière en est plus résistante. Une mince plaque de laiton prend mieux la forme qu’une poignée de fer forgé ; le plâtre mieux que le cœur de chêne. Le papier reçoit n’importe quel plan ; mais la terre résiste. Saint-Cloud est plus beau que Versailles, parce que la pente du terrain a conduit la pensée du jardinier. L’architecture est plus belle que tout, parce que les lois strictes s’y font mieux sentir, et que l’invention y est toujours une victoire. L’ogive est plus solide que le plein cintre ; la pesanteur y a collaboré. La poésie et la prose ne peuvent que copier ces modèles solides et ces idées fortement appuyées sur la terre. Michel-Ange sculptait dans le marbre, et c’est en considérant le bloc qu’il trouvait la forme. L’architecture sauve la sculpture ; une cariatide est plus belle qu’une statue libre. Les vitraux et les rosaces suivent la loi du maçon. L’ouvrier porte l’artiste.

Notre violon a fait notre musique. Ces planches d’érable et de sapin ont réglé en même temps la fantaisie du musicien et du luthier. Le porte-voix a réglé la voix. L’écho de l’église a réglé les chœurs. La musique qui n’accepte point ces nécessités est sans corps. Ce qui n’est qu’âme est sans âme. Académique.

Ce mot dit assez. Des palais sur le papier. La vertu séparée du travail. Le beau sans matière. La politique sans les besoins. Le jardinage sans la pelle et sans la pioche. Imitation d’imitation. Discours sur discours. Grammaire, orthographe, dictionnaire. Le peuple fait la langue pendant ce temps-là, la vraie langue, la langue belle, toujours réglée sur la main et sur la gorge, aussi sur le bruit des choses, sur l’action réelle enfin. Quand j’étais petit, j’aimais à porter de l’eau en compagnie d’un robuste garçon d’écurie ; et je tenais gravement l’anse du seau, pendant qu’il le portait. Ainsi l’académicien suit le jardinier.