Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/158

Nouvelle Revue Française (1p. 214-215).
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Pour juger librement des sciences, il faut du travail ; pour juger librement des beaux-arts, il faut du courage ; car on se sent un peu trop libre, dès que l’on n’est plus conduit par les catalogues et les étiquettes ; je plains le jugeur, il passera de mauvais moments.

J’allais rendre un jour des livres à une espèce d’esthète, qui logeait dans un garni, j’y trouvai des figurines et bibelots bien en évidence, qu’il fallait remarquer, je m’échauffai par bonté d’âme, ou peut-être seulement par jeu, jusqu’à louer par raisons solides une espèce de Gaulois en plâtre bronzé, dont vous imaginez les moustaches tombantes et la framée. L’esthète fut sans pitié : « Vous voulez rire, me dit-il ; ce n’est qu’un horrible article de bazar, qui fut acheté par mon propriétaire et qui m’offense les yeux. » Je rougirais presque en y pensant.

Il n’y a pas bien longtemps, quelqu’un me jouait au piano une pièce courte manuscrite. Je pensai naturellement à quelque invention de petit musicien ; j’ouvris donc de mauvaises oreilles. Comme cela sonnait assez purement pour commencer, et dans un genre qui m était connu, je jugeai que c’était banal et imité. Puis sur un accord soudain déchirant, auquel rien ne me préparait, je ne sus pas trop si c’était puissance ou impuissance ; j’inclinai à dire que c’était médiocre, et je le pensai même un moment. C’était du Beethoven, et même, autant qu’on peut savoir, du bon Beethoven, bien plus, du Beethoven que j’avais autrefois entendu, et trouvé fort beau. Je n’eus point de confusion, parce que je sais la musique. Mais voilà donc ce que peut faire une feuille manuscrite, et jusqu’où va l’empire des yeux sur les oreilles. C’était une feuille perdue, qu’on avait copiée. Ainsi, avec une bonne oreille et une connaissance assez profonde du métier, je ne pourrais pas faire seulement un critique médiocre. Une expérience comme celle-là fait assez comprendre quel est l’empire de la mode, et pourquoi les critiques suivent leurs passions et leurs intérêts. Que dire alors d’un orchestre quand les timbales et les cloches s’y mettent ? Le premier fou m’étonnera, s’il mêle bien tout. Je fuis devant toutes les Salomés, en me bouchant les oreilles.

Soyons prudent. Jugeons sur la pointe des pieds, comme on danse. Faisons le tour de toutes les Vénus de Milo et de toutes les Victoires de Samothrace. Inscrivons dans notre mémoire tous les bahuts d’importance, et toutes les pendules de vieille race ; tous les Parthénons et toutes les cathédrales. Comme je passais rue Royale, la Madeleine m’a saisi l’autre jour par sa beauté incomparable. Mais n’ai-je point lu quelque part que ce n’est qu’une lourde imitation de l’art grec ? Ayons toujours les critiques en main ; et, s’il faut décider à l’aveugle, parlons le dernier, comme ces rois très prudents, qui voulaient savoir où penchait la balance. Car il n’y a point deux méthodes, si l’on veut parvenir à l’Autorité.

Ou bien alors, marchons sur l’histoire ; dansons sur les ruines ; tirons la barbe aux Dieux. Le métier est mal payé ; mais on ne peut pas tout avoir. Liberté ou Puissance, il faut choisir.