Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/156

Nouvelle Revue Française (1p. 212-213).
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Un homme cultivé ressemble à une boîte à musique. Il a deux ou trois petites chansons dans le ventre. La première fois qu’on déjeune dans la compagnie d’hommes remarquables, on se sent bien petit garçon, car ils font de brillants discours, et sans chercher leurs mots. Dès qu’on les a vus trois fois, on sait d’avance ce qu’ils vont dire, et avec quels mots. Ce sont des auteurs qui jouent leur propre pièce. C’est pourquoi, lorsque les mêmes gens se rencontrent tous les jours, la conversation languit bientôt. De là le bridge.

Je ne crois pourtant pas qu’ils soient pauvres en dedans. Comment le seraient-ils ? Des objets nouveaux tombent sur eux comme une pluie d’or ; tous ces trésors remplissent leur mémoire, car, dans le fond, personne n’oublie rien. Le plus simple des hommes imagine, en une minute de rêverie, de quoi remplir cent volumes. Mais, semblables aux avares, ils s’enferment pour compter leurs pièces d’or. Ils ne lancent en conversation que de mauvaises pièces, qui sont usées pour avoir trop roulé. Quand je vois un front, des yeux, des mains esquisser de prodigieux drames, quand j’observe un visage humain changeant comme un crépuscule, j’attends quelque merveilleux poème, j’attends quelque chant de rossignol humain. Mais ce sont des phrases de phonographe. Vous dites qu’ils n’en pensent pas plus. Mais vous vous trompez. Ce sont de faux pauvres. Toutes les fois qu’un homme a jeté ses vraies pensées dans le monde, des pensées fraîches et jeunes comme des feuilles de printemps, un dieu a marché sur la terre. Rien n’est plus beau qu’une vieille légende. Rien n’est plus beau qu’une vieille chanson. Qui a fait cela ? N’importe qui. Qui a inventé les chants bretons ? Peut-être quelque bergère qui chantait pour elle.

La source est tarie. Pourquoi ? Parce que l’art est devenu un métier ; parce que la pensée est devenue un métier. Quand les enfants commencent à chanter, on les envoie à l’école, où ils apprennent à parler comme des académiciens. Pour commencer, ils récitent de plats discours. Dans la suite ils réciteront leurs propres discours. Tout l’enseignement travaille à tuer l’improvisation. Vous ferez un brouillon, et vous le recopierez ; vous ferez une leçon apprise, en suivant des yeux vos notes, et l’on dira que vous parlez bien. Les plus brillants élèves en viendront au discours académique, poli pendant de longues heures, revu et épluché par vingt critiques, lu enfin solennellement comme un discours du trône. La jeunesse est mise en prison. L’ordre règne. Qui donc discute ? Qui donc improvise ? Qui donc invente en parlant ? Nul ne l’oserait, s’il n’est déformé et abruti par trente ans de rhétorique. Ceux qui parlent et écrivent sont justement ceux qui n’ont rien à dire. Les phonographes font taire les oiseaux.