Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/153

Nouvelle Revue Française (1p. 208-209).
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Le colonel parlait de la nouvelle armée. Bien loin de sonner l’alarme, tout au contraire il se plaisait à comparer le présent au passé, et le brisquard d’autrefois au soldat citoyen d’aujourd’hui. « C’est une erreur, disait-il, de croire qu’un bon soldat est nécessairement une tête chaude, qui supporte impatiemment les travaux de la paix et les lois civiles. Cela fut vrai au temps où l’armée était un moyen de gouvernement. Alors on voulait des soldats à tout faire. Il y eut des héros dans ce genre-là ; c’étaient des hommes simples, qui n’avaient d’autre famille que le régiment. Ils se battaient bien ; mais, dans les marches et les cantonnements c’étaient des diables à tenir. J’aime mieux mon paysan rose comme une fille, qui a une bonne amie au village, et qui traîne dans les rues de cinq à sept. Celui-là ne songe point à couper les oreilles aux civils ; il compte les jours ; il craint la guerre ; mais il aime tellement l’ordre, la discipline et la paix qu’il tiendra bon autour de l’officier, et enfin se mettra dans une belle colère juste au moment où les soldats de métier jugeraient la partie perdue. Nous n’avons encore jamais fait la guerre avec des soldats comme ceux-là, j’entends instruits et exercés comme sont mes pioupious. Mais je les connais bien ; j’ai l’impression qu’ils ne seront jamais vaincus. Car ils ne feraient pas la guerre comme un jeu, où tantôt l’on gagne, tantôt l’on perd. Ils se battraient pour leurs libertés civiles, pour le droit de penser, pour le droit de voter ; ils perdraient leur dignité d’hommes en perdant la partie. Quand on a des idées comme celles-là, on ne désire point la guerre, mais on ne se rend jamais. »

« Mais alors, lui dis-je, croyez-vous qu’il soit bien nécessaire, quand ils ont manœuvré comme il faut, de les tenir dans un dortoir, comme des collégiens, ou de les lâcher pour quelques heures dans une ville où ils n’ont ni parents ni amis ? S’ils étaient mariés, s’ils couchaient chez eux, s’ils pouvaient quelques heures tous les jours se retrouver à leur établi, ou à leur comptoir, ou à leur champ, ou à leur jardin, s’ils jouissaient chaque jour un peu de ces droits pour lesquels ils se battront si bien, où serait le mal ? »

« Je ne vois point, dit le colonel, où serait le mal. Je vois qu’ils risqueraient moins de perdre leur santé avec les filles. Je vois que la simple consigne aurait plus de puissance que n’en a maintenant la prison. Je vois qu’ils échapperaient à ces heures d’oisiveté déprimante, à ces conversations niaises, à ces plaisanteries de caserne, qui travestissent et rapetissent les plus nobles devoirs. Un militaire ne devrait point être militaire hors des exercices, des marches et du tir. Ces temps viendront lorsque tous vos socialistes, qui sont pourtant des idéalistes, que diable, comprendront que le droit sans baïonnettes est un scandale pour la Raison. »