Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/154

Nouvelle Revue Française (1p. 209-210).
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J’ai voyagé avec cinq jeunes gens, qui retournaient à la caserne. C’étaient des ouvriers de campagne, roses et doux comme des filles, ils firent un bruit extravagant, saluant d’abord au passage tous les gens et toutes les maisons, puis occupés à vider des litres, chacun jouant à son tour de la trompette à glous-glous ; par ce moyen ils devinrent plus gais à mesure qu’ils avaient plus de raisons d’être tristes. Et ma foi je les approuvais ; ils luttaient contre le souvenir, contre leur nature jeune, contre le regret et le désespoir ; et il faut bien quelques litres de vin et de folles acclamations pour se donner l’air de mépriser tout, à l’âge qu’ils avaient.

Cet âge est le plus tendre chez les garçons ; plus jeunes ils ont plus de dureté et d’oubli. Mais quoi ? Ils étaient à l’âge d’aimer et de rêver, et de ne savoir comment dire, pendant que les filles rient et chantent, déjà commères par la nature depuis leurs jupes de douze ans. À cet âge-là, justement, les garçons sont farouches, parce qu’ils ont des cœurs de petites filles. C’est alors qu’on les jette à la moquerie des autres, dans une ville où on les voit s’ennuyer par deux le long des rues ; c’est alors qu’ils sont éloignés de leur outil, de leur maman, de leur fiancée, de leur village fleuri. Au lieu de faire des enfants, ils se corrompent et se pourrissent. Et c’est la vieille méthode du sergent recruteur, pour faire un homme de guerre, cynique, impudent, résigné, détaché de tout, insouciant, courageux, et galant à la hussarde. Qu’en pensent nos moralistes ?

Nos moralistes n’en pensent pas si long. Ils ont à réciter une liste de devoirs ; qu’il faut aimer et servir sa patrie, être sobre, être fidèle à sa femme, et avoir beaucoup d’enfants ; mais ils ne recherchent pas si le devoir militaire n’est pas, dans le fait, contraire à tous les autres. Ici l’un d’eux m’arrête et me dit : « Il faut d’abord vivre ; l’état de l’Europe est un fait ; il nous faut une armée forte, et des gaillards un peu dessalés ; cela passe avant tout. D’abord soyons forts, et vifs à nous défendre ; ensuite nous serons vertueux, si nous pouvons. »

À quoi je réponds que toutes les vertus se tiennent, et que, n’en déplaise au sergent recruteur, il n’est pas bon du tout de se nettoyer d’abord des vertus adolescentes lorsque l’on s’exerce à combattre pour son pays. Tout au contraire l’exercice militaire devrait être lié toujours, dans l’imagination, avec les objets les plus touchants, le village, la chaumière, les amis, les parents ; ce serait comme la religion de notre temps, ces jeux réglés, ces fêtes miliciennes. Ensuite chacun porterait au combat des serments inviolables, l’honneur et les traditions d’un hameau, d’un village, d’un canton ; il y aurait une rivalité magnifique entre Normands et Bretons, entre Gascons et Auvergnats ; chaque province aurait ses drapeaux. Armée invincible ; famille armée, commune armée, nation armée. Mais qu’apprennent-ils dans les casernes ? À se moquer de tout, à faire tout mal, à passer le balai au voisin. Très mauvaise méthode, pour former des héros.