Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/152

Nouvelle Revue Française (1p. 207-208).
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Que la formation militaire soit belle par elle-même, et que l’armée doive être mise par l’admiration commune bien au-dessus de tous les partis et de toute la politique, c’est vrai, absolument vrai. L’exercice militaire consiste proprement dans un effort méthodique de la volonté contre les forces animales. D’autres apprentissages visent une fin extérieure ; par exemple ferrer un cheval ou régler un moteur, ou faire une voûte en ciment ; mais l’apprentissage militaire n’a d’autre fin que de mettre un homme ou une troupe d’hommes en pleine possession de toutes ses forces. Cela suppose une gymnastique individuelle, par laquelle les muscles sont disciplinés, pour la marche, la course, le saut ; cela suppose aussi une gymnastique collective, qui lie tous les mouvements des hommes les uns aux autres de manière à assurer la coopération prompte et efficace. Et cette éducation est par elle-même absolument bonne, car elle tend à guérir tout homme de la maladresse, de la gaucherie, de l’hésitation, de la peur ; et il n’est pas d’homme qui ne veuille être courageux, fort, souple, adroit, maître de ses forces pour tout dire.

Quel emploi fera-t-on de ces forces organisées et disciplinées ? D’après sa mission, le militaire n’a pas à s’en occuper. Il est prêt pour toute action concertée, pour toute défense, pour tout secours. Le pouvoir civil en décidera. La force militaire est apte à éteindre le feu, à sauver des inondés, à contenir la foule, à faire cesser les rixes, à réprimer tout brigandage. Mais ce qui la caractérise, ce n’est pas cette utilité accessoire ; c’est une utilité immédiate. Elle forme l’individu par l’action ; on fera dix kilomètres, puis vingt, puis trente, en accélérant l’allure, en augmentant la charge. C’est une école de volonté. Car beaucoup savent bien choisir et préférer, mais non pas exécuter ; aussi un homme qui pense bien n’est encore que la moitié d’un homme. Et d’autre part les métiers enferment l’homme dans une même action répétée. Il faut donc former la liberté réelle, c’est-à-dire l’aptitude à faire toute action malgré les obstacles ; et si celui qui veut s’exercer se donne d’abord des ordres à lui-même, il accorde trop à la paresse et à la peur. Voilà comment la discipline délivre l’homme, bien loin de l’asservir. Et voilà pourquoi un régiment sous les armes est une belle chose, et peut-être la plus belle chose. Tous en conviendraient si l’action militaire était seulement ce qu’elle doit être, sans aucune prédication, sans aucun fanatisme, sans aucune tyrannie d’opinion. Sans phrases enfin.