Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/149

Nouvelle Revue Française (1p. 203-204).
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CXLIX

Il est inévitable que le triomphe de l’esprit militaire amène la décadence de l’esprit militaire. Supposons une suite de victoires et des triomphes Napoléoniens. Le premier effet, le plus sensible, est évidemment que les héros de tout grade sont massacrés ou éclopés. Mais il se produit d’autres effets moins sensibles, et tout aussi nécessaires, dans l’esprit public, par le changement politique qui suit les victoires. Car il s’établît, souvent dans l’Etat victorieux, toujours dans l’armée victorieuse, un despotisme profond, chez les chefs et chez les subordonnés. Dans son « Coriolan » Shakespeare a dessiné comme en traits de sang et de feu cette ivresse militaire, qui, par l’idolâtrie pour un genre de courage, déshonore les autres vertus, il faut lire aussi dans Balzac, les portraits de deux officiers en demi-solde, Philippe Bridau et Maxence Gilet, et suivre dans leur orgueil, dans leur paresse, dans leur mépris des lois, les effets d’une violence presque sans frein qui a passé d’abord, par les nécessités de la guerre, pour la plus haute des vertus. Combien de fois n’a-t-on pas remarqué qu’un vrai courage de sabreur se rencontre très bien chez un joueur, chez un buveur, chez un débauché ? Celui qui risque sa vie peut se permettre bien des choses ; on les lui pardonne, par un préjugé naturel ; et, comme la lâcheté est méprisée, et à juste titre, ainsi, sans plus d’examen, on estime un homme évidemment courageux. De là vient la coutume du duel, et cette idée encore aujourd’hui populaire, que le sang lave les offenses et rend l’honneur à celui qui est soupçonné.

On peut étudier dans La Cousine Bette de Balzac, encore d’autres nuances, et d’autres effets d’une longue période de guerres triomphales. On y voit, à côté du vieux maréchal Hulot, figure de héros irréprochable, le baron Hulot son frère, qui fut intendant aux armées, et qui, par l’habitude qu’il a de la vie simplifiée et non chargée de scrupules que l’on mène aux armées, en arrive à suivre ses passions en aveugle, et jusqu’au vol. Je renvoie à Balzac, qui est ici historien des mœurs, parce que ceux qui écrivent l’histoire politique ne vont point communément jusqu’à ces causes-là ni jusqu’à ces effets-là, qui sont pourtant de première importance. Il y a un culte de la force, une liberté des passions, un mépris des lois, qui sont les effets naturels d’une suite de guerres heureuses. De là orgueil et mépris en haut, insouciance en bas. Nos casernes ont gardé longtemps quelque chose de ce scepticisme d’institution, qui fait que l’on se moque des petits devoirs. Et si nous en sommes guéris, c’est à la paix que nous le devons, et à l’esprit sérieux des citoyens, formé par la pratique de la liberté. Il faut écrire ces choses, car il ne manque pas d’hommes qui passent pour éminents, et qui disent, comme un lieu commun, que cette longue paix et cette République ont corrompu les citoyens. Mais ce n’est point vrai. La nécessité est au contraire que les victoires conduisent au despotisme et à la corruption, au lieu que la paix et la pratique du droit préparent les vertus militaires. Pour conclure je suis assuré que la France est en état de ne craindre personne. Et c’est pourquoi je ne vois pas la nécessité de déclamer, de s’échauffer comme on le fait, et de pousser ce peuple aux convulsions. Ce sont les petits roquets qui aboient pour se donner du courage.