Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/148

Nouvelle Revue Française (1p. 201-203).
◄  CXLVII.
CXLIX.  ►
CXLVIII

J’admire l’épopée Napoléonienne. J’ai souvent lutté contre ce sentiment si naturel et si fort, parce que je n’arrivais pas à démêler dans ces aventures ce qui est admirable et ce qui ne l’est point. Mais avec de la patience et de la bonne foi, on arrive à mettre tout en ordre, les vrais dieux en bonne place et les faux dieux par terre.

Jeunes et vieux, conscrits et grognards, ils eurent ce beau trait d’offrir tout sans rien demander jamais. C’est à peine si, dans cette belle histoire, ils eurent un peu d’ambition ou d’avidité au commencement ; mais bientôt la pratique de la guerre eut nettoyé leurs petites passions ; ils prirent le parti de marcher quand il fallait, et de se battre quand il fallait, assez contents d’être au-dessus des misères, et véritablement empereurs par là. Car plus l’homme est maître de lui, plus il est content ; et les stoïciens disaient bien que le sage est l’égal des dieux. Ni humbles ni timides ; obéissant par volonté ; il n’y a point de guerre sans cela. On n’a pas assez vu qu’alors que les magistrats et les riches étaient mis en servitude, le soldat était réellement citoyen et traité comme tel, absolument selon son mérite. L’armée resta jacobine. « Napoléon, père du peuple et du soldat », comme dit le vieux de la vieille dans Balzac. On adorait l’homme qui faisait trembler les ministres, les avocats et les aristocrates, mais qui resta toujours un ami pour le grenadier. Ainsi la Révolution perdit bientôt son caractère à l’intérieur ; mais elle le garda aux armées. La charge de colonel ne s’achetait plus ; il fallait la gagner. Et ce pouvoir donnait, avec les risques communs à tous, seulement des devoirs nouveaux. République d’un moment, que nos monarchistes, nos aristocrates, nos riches n’aimeront jamais réellement. Au rebours l’Empire, cet empire-là, sera toujours populaire chez nous ; et la monarchie ne le sera jamais.

Napoléon lui-même est moins beau que son armée. Pourquoi ? Parce qu’il sut trop faire servir la vertu des autres à sa propre gloire. J’aime mieux les fidèles que le Dieu, dans toute religion. Mais quand le Dieu est un homme vivant, alors il est inévitable que ce dangereux métier le corrompe. On peut penser, selon un mot célèbre, qu’il y eut trop de comédien en lui. Sans doute sa simplicité aux camps était jouée ; les splendeurs du sacre le font voir. S’il avait gardé toujours la redingote grise et la vertu d’un Cromwell, c’était alors le Grand Jacobin, le peuple fait homme. Au reste ses malheurs firent oublier ses fautes, comme il arrive. Et ceux qui veulent méconnaître la parenté étroite et l’alliance naturelle entre l’esprit égalitaire et le bonapartisme, contre l’esprit monarchiste et clérical, sont incapables de comprendre notre histoire.

Ce peuple est toujours le même. L’esprit militaire n’est pas séparable, à ses yeux, de l’amour de l’égalité et de la haine du despotisme. Or, qu’est-ce que le Militarisme à bien regarder ? Ce n’est pas du tout l’élan militaire pour la justice et la liberté. C’est une politique louche d’hommes d’affaires, d’aristocrates, d’académiciens, qui exploite ou essaie d’exploiter, en temps de paix les vertus militaires, afin d’établir la tyrannie et de faire durer l’injustice. Mais, contre cet effort, qui s’exerce toujours, nous maintenons les idées selon leur ordre ; et nous disons : « l’égalité d’abord ; la justice d’abord ; la souveraineté du peuple d’abord ; et la guerre, s’il le faut, pour défendre tout cela. Mais jamais à aucun prix une paix armée qui supprimerait tout cela. »