Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/147

Nouvelle Revue Française (1p. 200-201).
◄  CXLVI.
CXLVIII.  ►
CXLVII

Je lisais ces jours-ci le « Lucien Leuwern », de Stendhal. Cet auteur est remarquable en ceci qu’après une vie active au service de Napoléon Ier, il s’élève au-dessus de la gloire militaire, et préfère toujours la justice et la liberté. En quoi il est, pour nous autres, le type d’un esprit complet, parce qu’il ne s’est pas arrêté dans son développement au moment de la Force, mais qu’il en a tiré au contraire de quoi s’élever au-dessus. Et c’est bien la marche du peuple Français pris en gros, assez militaire, assez affirmativement militaire pour être maintenant plus que militaire, juste.

Remarquons bien comme cet état de paix armée est nouveau sur la planète. Il y a un peu plus d’un siècle, l’idée de tout un peuple en armes n’était même pas concevable. Laboureurs, artisans, commerçants, banquiers subissaient la guerre et la paix, sans y participer réellement, sans faire l’une ni l’autre.

Par un côté on peut dire qu’ils n’avaient jamais une paix assurée, simplement parce qu’ils ne s’affirmaient point par la force ; et qu’ainsi, par une civilisation trop douce, ils manquaient la civilisation vraie. Ces temps, qui ne sont pas si loin de nous, sont comme coupés en deux. Les mœurs sont douces en un sens, et la culture est assez avancée. Mais les forces de guerre sont comme rejetées en elles-mêmes. Des armées de métier assurent la défense extérieure, non sans prises de villes, pillages, viols et autres jeux de pure force. Les juges assurent la défense intérieure, par des moyens non moins barbares, comme la torture pour punir, et, horreur des horreurs, la torture pour obtenir l’aveu. Cette contradiction devait être surmontée. Et la Révolution marque ce grand fait qui est un grand jugement, la Justice reprenant l’épée.

Mais, d’un autre côté, on peut bien dire aussi que la vertu, en ce temps-là, manquait de force. Voyez d’Holbach, Diderot, Voltaire et tant d’autres ; leur vertu n’est que prudence et art de vivre vieux ; par quoi ils étaient, peut-on dire, au-dessous de la paix. Et, comme les forces de guerre, soldats ou juges, retombaient à la barbarie en colère, nos sages, de leur côté, retombaient à la barbarie en liesse. C’étaient deux égoïsmes face à face.

La grande Prise d’Armes devait discipliner ces deux anarchies. Considérez la Terreur ; c’est une manière héroïque de punir, qui retombe presque aussitôt sur le juge. Et la guerre nationale est pour chacun une manière héroïque de revendiquer, qui sacrifie absolument l’individu. En passant par ces épreuves redoutables, l’homme devait ou bien s’élever à l’idée d’une justice plus précieuse que la vie même, mouvement que l’empereur reconnut, et dont il se servit, peut-être en y participant lui-même plus qu’on ne croit ; ou bien alors, il fallait prendre la guerre comme un art de conquérir pour soi, ce qui, par la réflexion de l’âge mûr, conduisait à la prudence, à l’avarice, à la courtisanerie ; mouvement dont l’empereur éprouva aussi les effets, lorsqu’il fut trahi par quelques-uns de ses maréchaux. Bref, la guerre moderne est un passage ; on n’y peut rester. Il faut qu’on la dépasse, par ce sentiment du devoir sans condition qui seul la rend possible ; ou bien il faut que l’on retombe au-dessous, par les forces brutales, cyniques, sans foi ni loi, qu’elle enferme aussi. C’est pourquoi toute armée est tirée maintenant en deux sens, injustement maudite, injustement louée.