Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/133

Nouvelle Revue Française (1p. 182-183).
CXXXIII

Le jeune théoricien dit : « Pourquoi des lois ? Pourquoi des juges ? des gendarmes et des ministres ? Pourquoi ne laisse-t-on pas les hommes vivre à leur guise, se grouper s’ils le veulent et comme ils l’entendent ? »

Le sage répondit : « C’est justement ce que l’on fait ; c’est ce que l’on a toujours fait, c’est ce que l’on fera toujours. Vous vous faites je ne sais quelle idée de pouvoirs supérieurs qui imposeraient des lois aux hommes ; mais, de tels pouvoirs, il n’y en a point ; il ne peut pas y en avoir. Même les plus extravagants des tyrans n’ont été tyrans que parce que cela convenait au plus grand nombre.

« Défiez-vous de la littérature, et voyez les choses comme elles sont : les hommes sont sur la terre tous entièrement libres, dans les limites de leur puissance. Vous ne pouvez pas trouver mauvais que beaucoup d’entre eux se groupent pour se protéger plus efficacement, et divisent entre eux le travail, de façon que, pendant que les uns produisent, les autres les gardent. Qu’on donne à certains gardiens un képi et un revolver, cela ne va pas contre le droit de nature. Qu’on donne à d’autres gardiens des toques et des robes, et qu’on les charge d’empêcher les querelles autant que possible, cela n’empêche pas qu’ils soient des hommes libres, unis à des hommes libres, et vivant selon la loi de nature ; car ils ne supportent d’autre contrainte que celle de leur propre prudence ou d’une force supérieure. »

« Mais, dit le théoricien, ceux qui ne veulent point admettre de lois, qu’en faites-vous ? »

Le sage répondit : « Ils sont libres comme les autres, et au même sens que les autres ; leur liberté a justement les mêmes limites que leur puissance ; ils résistent aux lois quand ils peuvent et comme ils peuvent. Ils sont vaincus, dites-vous ? Mais, dans l’état de liberté naturelle, il peut y avoir des vaincus. Il n’est pas dit que parce qu’un homme refusera d’obéir aux lois, il sera plus fort que le volcan, que le torrent ou que la foule. »