Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/132

Nouvelle Revue Française (1p. 181-182).
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CXXXII

En ce temps d’élections, il y a un discours de bon sens à faire aux socialistes. D’abord, au sujet de la propriété individuelle, les amener à convenir qu’elle est par elle-même un bien ; que c’est l’abus qui en est mauvais ; que, la tyrannie étant toujours mauvaise, qu’elle vienne de la propriété ou d’autre source, on peut crier et il faut crier : « À bas les tyrans », mais non pas « À bas les propriétaires » ; car cela serait à peu près aussi raisonnables que d’interdire l’usage du feu parce qu’il y a des incendies. Une fois qu’on se serait bien entendu là-dessus, il apparaîtrait clairement que les socialistes, quoiqu’ils s’en défendent, sont simplement des radicaux décidés. Car aucun radical n’a jamais pensé ni dit que la propriété était toujours et sans limites inviolable et sacrée, et que, par exemple, les trusts et accaparements étaient au-dessus de toute loi. Toutes ces remarques, si l’on voulait bien y insister et pousser là-dessus les orateurs socialistes, contribueraient à fortifier une amitié et une alliance qui sont dans la nature des choses.

La seconde partie de mon discours serait sur les moyens qu’ils proposent. Je n’en vois que deux, la persuasion et la force ; et qui reviennent au même. Car, tant qu’ils ne seront pas les plus nombreux, ils n’auront pas la force, et donc ils ont présentement à prêcher, non à se battre. Mais, quand ils seront le plus grand nombre, ils n’auront plus besoin d’employer la force, mais gouverneront naturellement. Quant aux têtes chaudes, qui espèrent bien, par l’audace, imposer au plus grand nombre la volonté du plus petit nombre, ce sont des tyrans en cela. Je crie donc : « À bas les tyrans », et chacun, depuis Philippe jusqu’à Hervé, en prendra pour son grade.

Pour finir, je leur rappellerais des idées assez connues sur le progrès. La principale cause qui rend nécessaires des corrections nouvelles au droit de propriété, c’est la transformation de l’outillage. Cette transformation se poursuit sous nos yeux ; elle ne s’est pas faite en un jour. Il est naturel que les changements qui en résulteront dans les lois marchent du même pas, avec un certain retard, nécessaire si l’on veut se rendre compte des effets et trouver les bons remèdes. La loi sur les accidents du travail est un remède de ce genre, inspiré par l’expérience. Quant à leur solution, c’est-à-dire à la transformation de la propriété individuelle en propriété collective, elle est bien en l’air ; on n’en saisit pas bien les détails et les conditions. Il est sûr qu’une organisation de ce genre n’irait point sans erreurs, ni sans injustices. En mettant les choses au mieux, il est clair que les citoyens n’y sont pas préparés, puisqu’ils ne savent pas encore bien coopérer dans les cas les plus simples. Or, comment cette éducation serait-elle possible si la coalition des nobles, des riches et des prêtres, toujours vigilante, arrivait, sinon à confisquer les pouvoirs, du moins à les incliner et forcer selon ses intérêts, comme elle ne fait déjà que trop ? Poussons donc ensemble, pour la justice, un pas après l’autre. Les chefs socialistes sont souvent sourds à ces discours-là. Mais l’électeur socialiste les comprend très bien.