Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/131

Nouvelle Revue Française (1p. 179-180).
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J’ai souvent dit qu’un homme raisonnable devait aimer la loi, le gendarme, et même le percepteur, et qu’une société seulement passable était la plus utile de toutes les inventions humaines. Je viens d’en avoir encore une preuve.

Ce matin, le facteur des postes est venu sonner à ma porte. Je l’ai reçu amicalement. Le facteur est le bien venu partout ; on aime à voir son képi et sa boîte de cuir s’arrêter aux portes ; c’est comme s’il tendait d’un lieu à l’autre mille liens d’intérêt et d’amitié. Tous les amis qui sont loin m’envoient le facteur en ambassade. Bonjour, Facteur. Bonjour, boîte de cuir.

Mon facteur m’apportait ses souhaits et un calendrier ; un calendrier c’est-à-dire un avenir divisé en cases, où je vais pouvoir distribuer mes projets et mes espérances. En échange, je lui ai donné cent sous et une poignée de main. Ce n’étaient que des politesses, mais nous en pensions bien plus. Voici le discours qu’il m’aurait fait, si un facteur des postes avait le temps de faire des discours.

« Citoyen, je suis membre du gouvernement provisoire. Vous n’ignorez pas que, depuis un certain nombre d’années, des représentants du peuple se sont réunis pour organiser la vie en commun. Ils ont beaucoup à faire, et cela n’avance pas vite. Présentement ils discutent sur les canons, les obus et les bateaux. À peine ont-ils trouvé le temps de fixer à un taux convenable leur propre salaire. Le reste est en projets et en contre-projets. Or il faut vivre en attendant. Moi facteur, membre du gouvernement provisoire, et chargé du service des postes, j’ai fidèlement distribué les lettres que vous m’avez confiées et celles qui vous étaient adressées. Vous n’ignorez pas que, dans la période de transition où nous sommes, les deux sous que vous payez pour chaque lettre sont employés un peu à tout, excepté à l’entretien de mes chaussures, qui s’usent pourtant à votre service. C’est pourquoi je viens, ainsi qu’il a été convenu entre nous, sans loi et sans décret, recevoir votre contribution annuelle, fixée par vous-même d’après vos ressources et d’après les services qui vous sont rendus. »

Et voici ce que j’aurais répondu au facteur : « Membre du gouvernement provisoire, magistrat de la société naturelle, gardien des lois non écrites, je te donne cent sous, et je te remercie. Si je devais payer un messager pour chaque lettre, mes ressources n’y suffiraient pas. Et que de lettres jetées au ruisseau ! Heureusement j’ai fait société avec toi, et je vis tranquille, car ton amitié me fait crédit ; nos promesses mutuelles valent mieux qu’une loi. Je n’ai pas douté du facteur, et le facteur n’a pas douté de moi. Renouvelons aujourd’hui ce précieux contrat, pour l’année qui vient, et pour les autres. » Voilà ce que nous nous sommes dit, d’une poignée de main et d’un regard. Cela va plus vite qu’une discussion au Parlement.