Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/134

Nouvelle Revue Française (1p. 183-184).
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L’anarchiste a raison en un sens. L’homme n’est pas au monde pour imiter toujours ni pour obéir toujours ; il se doit aussi à lui-même ; il doit travailler à perfectionner son jugement propre, et agir d’après cela. Par exemple, lorsque je veux savoir si cet homme, qui vient de s’enrichir, est juste ou injuste, je n’irai pas le demander à un juge, ni à une foule ; je déciderai en moi-même, et sans appel, si je dois le saluer ou non.

Nous n’aurons jamais trop de ces fiers esprits qui jugent, critiquent et résistent. Ils sont le sel de la cité. Le respect, l’imitation, l’hypocrisie, toutes les forces sociales, qui sont réellement des forces de religion, sont aussi redoutables que la grêle, le cyclone et l’inondation ; ce sont des forces sans yeux. Quelles tempêtes, quels remous et quels tourbillons lorsqu’un mauvais vent souffle sur une foule ! Ou bien alors c’est une paix morne, la somnolence, l’hébétement, la vie en procession. Toute invention utile, toute inspiration noble a troublé la procession, et scandalisé quelque sous-diacre, ou quelque sacristain.

Oui, mais l’organisation sociale est quelque chose de nécessaire aussi. L’homme isolé est un homme vaincu ; pour avoir voulu être tout à fait libre, il est tout à fait esclave. Il faut donc une union entre les hommes, et que le plus éclairé accorde quelque chose aux autres ; il faut une opinion commune, qu’on appelle loi, et qui ne soit ni la pensée du plus ignorant, ni la pensée du plus sage. Société, individu, voilà nos deux trésors ; et nous devons courir au secours de l’un et de l’autre, selon le cours des événements ; car tantôt c’est l’un qui est menacé, tantôt c’est l’autre. Un jour Socrate, magistrat, résistait à la foule au nom des lois ; le lendemain, dans un cercle de jeunes gens, il critiquait librement les dieux et les traditions ; un autre jour, il tuait pour sa patrie, comme une brute. Et c’était toujours Socrate.