Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/128

Nouvelle Revue Française (1p. 175-176).
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Il faut résister aux lieux communs. J’ai dit souvent que la première idée qui se présente est fausse ; par exemple que le soleil n’est pas sensiblement plus grand que la lune, comme on pouvait le constater dans l’éclipse de ce printemps. Cet exemple si simple fait bien voir que la première évidence doit être repoussée ; et penser, selon mon opinion, c’est toujours dans le premier moment faire non de la tête, et même fermer les yeux à l’évidence, comme on dit, afin de se donner le temps de la réflexion. D’où il suit que les penseurs passent aisément pour des obstinés et des négateurs.

Contrariants aussi, en ce sens qu’ils nient volontiers, et d’abord sans autre raison, ce que les moutons de doctrine se mettent à bêler tous ensemble, avec le souci seulement de se mettre bien d’accord. Mais attention, la bonne pensée n’est pas la même chose que la bonne musique. L’homme naît musicien et devient penseur ; de là des bûchers et d’autres supplices, toujours en musique.

Voici, pour exemple, un développement connu, c’est que la révolution qui se fera maintenant sera économique, non politique. Là-dessus on peut voir que tous ou presque tous s’accordent, soit qu’ils craignent, soit qu’ils espèrent. Et pourtant je secoue la tête, comme un âne buté. Je n’arrive pas à donner un sens à ces mots « Révolution économique ». Pourquoi ? Parce que je ne saisis pas cette autre alliance de mots « Puissance économique ». Sous cette expression, je ne puis voir qu’une certaine puissance de production, qui est puissance sur les choses, non sur les hommes. Béni soit celui qui produit beaucoup avec peu de travail. Béni soit encore celui qui travaille beaucoup, soit par sa force peu commune, soit par une agitation naturelle qui lui fait haïr le repos. Car les produits sont louables, et il n’y en aura jamais trop.

Par exemple, dans une famille, s’il se trouve un adolescent ingénieux qui a la manie de réparer les horloges, les planches d’escalier, les serrures, les balais, les couteaux et toutes choses, c’est un vrai trésor et tout le monde en conviendra. L’injustice vient d’une autre source, il me semble ; elle résulte d’un pouvoir d’une personne sur une personne ; pouvoir de contraindre ou pouvoir d’empêcher. Or, ce pouvoir est politique par définition, dès qu’il n’est plus la violence individuelle pure et simple. L’origine en est aisée à comprendre. Comme il faut de l’ordre et de l’entente contre le feu, contre l’eau, contre le banditisme, contre les maladies, alors se montre la fonction de police, le pouvoir et la discipline, forces morales qui tendent aussitôt à abuser des services qu’elles rendent pour s’imposer autant qu’elles peuvent ; et la résistance à cet effort est proprement politique. Chacun en convient dans le fait. On reconnaît par exemple que les riches tendent à confisquer le pouvoir politique ; et en effet à quoi servirait toute la richesse du monde si le peuple était souverain, et si les chefs étaient réellement ses mandataires ? Et ne dit-on pas aussi que les rapports économiques, qui sont comme des lois naturelles, sont faussés par l’intervention de pouvoirs politiques mal équilibrés et mal contrôlés ? D’où l’on conclut pourtant, trop vite, qu’il faut porter le combat sur le terrain économique. C’est faire comme l’animal qui mord l’épieu, au lieu de mordre le chasseur.