Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/129

Nouvelle Revue Française (1p. 177-178).
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CXXIX

Le Penseur descendit de son piédestal, s’habilla comme tout le monde, et prit le tram. Il roulait à petite vitesse, sur une voie de fortune, car l’eau avait joué avec le ballast. Il voyait des maisons éventrées, des lits, des sommiers, des armoires que le flot avait déposées sur de petites plages qui marquaient le plus haut niveau du déluge. Partout une boue grasse, et des fourmis humaines qui cherchaient là-dedans les débris de leur bien. De temps en temps on franchit un fleuve ; c’est quelque chemin creux.

Le Penseur s’en alla de maison en maison. Il admirait la puissance de l’eau. On voit que les meubles les plus lourds ont flotté comme des navires, et qu’il y eut des batailles navales entre le piano et la bibliothèque. Deux hommes soufflent quand ils portent un piano ; mais la plus petite vague le pousse. Détournant ses yeux de toutes ces richesses perdues, le Penseur aperçoit le limon fertile, et les moissons à venir.

Voici d’autres moissons. Voici le soleil de charité. On mange, on se chauffe, on dort. De nobles femmes donnent du lait pour les petits, la soupe, la viande, les couvertures, les fichus, les corsages, le linge. Les aiguilles vont. Les riches limousines annoncent à grands coups de corne les biens qu’elles apportent. Et, comme on n’a rien à faire qu’à attendre, on raconte. Un usinier a donné cinquante mille francs en argent et des montagnes de choses. Le maire socialiste, le curé et le marquis ont mis les offrandes en commun. Les pauvres retrouvent enfin tous les biens que les riches leur gardaient. On a vu de jeunes aristocrates pousser les barques dans les rues. Les pauvres gens, et les demi-pauvres, plus cruellement frappés peut-être, font le compte de ce qu’ils ont perdu : « On nous le rendra, disent-ils ; on nous l’a promis. Lit pour lit. Armoire pour armoire. Les riches, voyez-vous, ce sont nos trésoriers. On est injuste quelquefois, aux fins de semaine ou aux fins de mois. Peut-être sont-ils quelquefois un peu durs, pour les maux qu’ils ne voient point. Mais leurs yeux s’ouvrent et nos yeux s’ouvrent. Toutes les religions s’accordent et toutes les politiques s’embrassent. Nous n’avons rien à offrir que nos bonnes volontés, et des cœurs fraternels. Mais nous ne serons pas ingrats. Je forgerai pour le patron comme il a payé pour moi. »

Le Penseur promène d’un groupe à l’autre son front attentif. Mais pourquoi comprendre ? Il faut enfin que ses pensées s’en aillent aussi à la dérive ; il faut que tout son corps se détende. Tous ces regards humains le touchent et le bercent ; une vague monte jusqu’à ses yeux. L’homme de bronze a pleuré. Cette rosée de larmes lui est plus douce en une minute, que toutes ses pensées laborieuses depuis des siècles.

Il est revenu. Il est immobile. Il pense. Il est sur la rive du fleuve humain. Il s’est repris. Il se tient au rocher. Il suit une pensée effrayante. « J’ai vaincu les dieux. Pauvre victoire. Il y a des hommes, maintenant, plus forts que les dieux ; ils sont assez riches pour acheter mes larmes. »