Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/124

Nouvelle Revue Française (1p. 170-171).
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Souvent on se révolte contre Dieu comme si on croyait qu’il existe. Ainsi, au sujet du divorce, quelque esclave inconsolable essaiera de penser que c’est un Dieu sauvage et jaloux qui a réglementé les plaisirs de l’amour, et que, du moment que ce Dieu est violemment repoussé, la liberté reste. Penser ainsi, c’est croire que la morale vient réellement de Dieu ; c’est tout ensemble affirmer et nier Dieu. Mais si l’on comprend, au contraire, que Dieu et ses commandements sont des inventions humaines, alors il faut reconnaître que toute règle morale a une raison d’être.

Dans les sociétés les plus différentes, on voit toujours que les plaisirs de l’amour sont réglés d’une manière ou d’une autre. On ne connaît pas d’organisation sociale fondée seulement sur le plaisir ; et en particulier le plaisir dont il s’agit ici est toujours traité avec défiance, comme si l’homme n’avait pas de plus grand ennemi.

Quand on dit que tout ce qui est naturel est bon, on dit quelque chose de très obscur. Les passions sont naturelles ; la discipline des passions, condition de science, de paix, de justice, est naturelle aussi. Il faut choisir. Si l’homme vit en animal, il affaiblira les fonctions proprement humaines. Par exemple une vie de débauche sans frein conduit bientôt à un état mental déprimé, nuageux, vaseux, sans attention ni force. À mes yeux beaucoup de traits du caractère Turc s’expliquent par la solution polygamique, qui règle évidemment les mœurs du sexe féminin, mais qui, en revanche, ne peut manquer de fatiguer et d’abrutir le sexe masculin en variant les plaisirs et en multipliant les tentations.

Le système monogamique doit être pris comme règle d’hygiène et de morale en même temps. Destiné à modérer les plaisirs de plus en plus, il doit conduire de l’amour à l’amitié raisonnable, du plaisir à la sagesse, par des épreuves inévitables et finalement avantageuses. C’est le premier essai de société ; chacun y doit apprendre à vivre selon la paix, et à aimer la paix ; c’est-à-dire à comprendre, à se plier, à calmer enfin les passions, ce qui est une préparation à la vie publique, en même temps qu’à l’inévitable vieillesse. Aussi ceux qui considèrent le mariage comme une suite de plaisirs le prennent mal, et le conduiront mal ; c’est aussi peu raisonnable que d’entrer dans une coopérative avec l’idée que si la coopération n’est pas uniquement avantageuse et agréable, on la lâchera. Raisonnablement, au contraire, il faut prendre la Coopération comme une éducation toujours pénible, et donc se donner comme idée directrice la Fidélité d’abord. Cette même idée ne convient pas moins au mariage.