Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/125

Nouvelle Revue Française (1p. 171-172).
◄  CXXIV.
CXXVI.  ►
CXXV

Quand on a apporté en faveur du mariage, et contre l’union libre, toutes sortes de bonnes raisons, et il n’en manque pas, il reste toujours à se demander pourquoi cette institution excellente est si vivement attaquée par quelques-uns et ne trouve guère que d’ennuyeux défenseurs. Cela vient sans doute de ce que le mariage a pour fonction, et souvent aussi pour effet, d’éteindre les passions. Le mariage est un remède, et l’on n’aime guère le remède, surtout quand on aime un peu la maladie.

Les premiers mouvements de l’amour dans une poitrine sont toujours agréables. Prenez la chose aussi simplement que vous voudrez, elle est encore aussi grande qu’on voudra : c’est une préparation qui se fait dans le corps, et comme un redoublement de vie, qui annonce une création. Les poètes compareront toujours les premiers feux de l’amour au premier éveil du printemps, parce que cette comparaison est tout à fait exacte. De là un bonheur plein, que l’on prend pour une espérance, comme il arrive presque toujours. Qu’est-ce qu’espérer ? C’est penser à l’avenir avec joie. Nos espérances mesurent notre bonheur présent bien plutôt que notre bonheur à venir.

L’amour, plus encore que toutes les autres passions, vit donc d’attente et d’espoir. Certes, ces passions ne vont point sans douleurs ; mais il faut dire que certaines douleurs sont encore aimées, lorsqu’elles tiennent des joies par la main. Les femmes savent très bien cela sans l’avoir appris, et, tant qu’elles ne sont pas elles-mêmes emportées par une passion vive, elles possèdent très bien l’art de faire durer le printemps. Les poètes, les romanciers ne tarissent pas là-dessus ; cet amour plus fort que tout, ces longues épreuves, ces chevaliers servants toujours fidèles à leur dame, à travers toutes les tentations, cela est humain, cela est vrai, à une condition, c’est qu’il y ait quelque obstacle entre les amants, c’est que l’amoureux ait toujours à désirer.

Eh bien, ce merveilleux désir, ce magicien espoir qui grandit les forces humaines et qui peut donner un sens à toute une vie, ce fol espoir se tuera lui-même, dès qu’il pourra. C’est ainsi ; un espoir qui serait assez sage pour vouloir rester espoir, cela est impossible ; l’amour se jette au gouffre dès qu’il le peut. Le mariage est à la fin des pièces de théâtre et des romans. Un été brûlant a bientôt desséché les fleurs. Puis viennent les fruits de l’automne. Il faut, à toute force, que l’amour devienne amitié s’il veut rester amour. Et quelle noble amitié il faut entre deux êtres, pour qu’ils puissent, sans amertume, remuer des cendres ! Le plus souvent la sagesse semble fade ; la tranquillité ennuie ; la sécurité exaspère un cœur qui a longtemps joui de l’inquiétude. Chacun demande compte de son désir à l’autre. S’ils ont avec cela assez de loisirs pour s’ennuyer, voilà un divorce en train.