Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/123

Nouvelle Revue Française (1p. 169-170).
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Qu’un homme se sent petit dans une maison où il y a une femme en couches ! La remarque est de Sterne. Elle éclaire comme il faut les vrais rapports des sexes et les principes naturels de tout gouvernement.

Par sa nature, la femme est gouvernante. Elle vit selon la coutume, et la coutume c’est déjà la loi. Elle a des recettes pour cuisiner et des recettes pour penser ; son idéal n’est pas d’inventer, mais de recommencer ; son œuvre, c’est l’enfant, et le plus bel enfant est celui qui ressemble à tous les enfants. L’ordre, la permanence, l’équilibre, la conservation et les conserves, telles sont les œuvres de la femme. Qu’est-ce que c’est que l’homme ? Un inventeur, un rêveur, un poète, un paresseux.

Aussi voyons-nous que, dans les autres sociétés animales, le mâle est toléré tout au plus pendant le temps où l’on a besoin de lui pour la reproduction. Ensuite, on le jette dehors ; et il crève de misère en composant quelque chanson d’amour. Je pense qu’il en fut de même chez les hommes, ou plutôt chez les femmes, pendant des centaines de siècles, bien avant les premiers monuments de l’histoire. Les légendaires amazones furent le dernier vestige de cette société naturelle.

Mais comment se fit cette révolution qui donna le pouvoir aux hommes ? J’imagine qu’ils obtinrent de vivre un peu plus longtemps en allant chanter de porte en porte, parce qu’ils amusaient les enfants et les femmes. Pendant que la ruche humaine travaillait, eux ils inventaient des paroles, des jeux, tout un art de perdre le temps. C’est ainsi qu’ils devinrent intelligents et remarquèrent les propriétés des nombres et des figures. Pendant que les fourmis entassaient les provisions, les cigales inventèrent des jeux, puis des outils, puis des pièges, puis des armes. Ainsi naquirent deux puissants rois, le Discours et la Science, qui gouvernent aujourd’hui le monde. Quand les amazones s’aperçurent qu’elles avaient trop supporté les chants et les discours, il était trop tard ; elles connurent ce qu’il en coûte d’avoir un cœur sensible, et de faire l’aumône aux mendiants d’amour, porteurs de guitare. Poésie, musique, science, industrie, telle est l’histoire des mâles. Dès qu’ils eurent inventé l’arc et le bouclier, ils furent rois ; ils exigèrent le pain quotidien et l’amour en toute saison.

Tel est l’état violent dans lequel nous vivons depuis une cinquantaine de siècles à peine. Le luxe, les beaux-arts, la poésie, la guerre, l’industrie, la science, tout cela forme un système révolutionnaire, et comme un coup d’État permanent. Mais les vaincus n’ont pas accepté la défaite ; les sentiments restent ce qu’ils étaient. La femme n’adore point son maître, si ce n’est en de courts instants d’ivresse. Elle méprise la science et les mécaniques, et, en attendant mieux, range ses pots de confiture en bataille, pendant que l’homme va au café, joue aux cartes et devise sur l’amour et la guerre.