Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/113

Nouvelle Revue Française (1p. 156-157).
◄  CXII.
CXIV.  ►
CXIII

« Les morts gouvernent les vivants. » Cela est vrai en plusieurs sens. Arrêtez-vous à flanc de coteau ; arrêtez vos yeux sur les pentes, si capricieusement habillées : ici l’éclat argenté des seigles ; plus loin l’herbe drue et les coquelicots ; ces rectangles, ces bouquets d’arbres, ces chemins mêmes, quoiqu’ils cherchent la pente la plus douce, toute cette variété de couleurs ne s’explique pas bien par le sous-sol ni par le cours des eaux ; c’est l’histoire qui a marqué ces limites ; il y eut défrichements, héritages, partages, batailles, procès, jugements. Tous ces morts sont oubliés ; mais nos bœufs tournent ici et non là par l’action des morts. Le ciel, au-dessus, change de minute en minute ; jeux des vents et des vapeurs ; jeux des forces, sans souvenir.

Les villages et les villes se souviennent autrement. Une vieille maison barre la rue ; il faut tourner là selon la forme de la ruelle où l’on passait il y a dix siècles. L’industrie humaine redresse les rues ; les vieux murs sont condamnés ; mais une autre force agit contre celle-là ; les églises sont comme des promontoires ; les monuments aussi. Une vieille maison est conservée par ses poutres croisées, par ses sculptures naïves, par son bonnet de tuiles, par sa force expressive. Ici les morts gouvernent, non par leur force telle quelle, non par le poids de la pierre, mais par persuasion, par clair langage. Les vivants s’y reconnaissent. C’est la piété qui survit, non la pierre qui résiste.

Encore plus visiblement dans les lois, dans les livres, dans les institutions, traditions et leçons, les vivants choisissent. Et cette puissance de choisir est encore un héritage. Le plus précieux ; le seul qui soit adoré. Dans cette pierre travaillée, nous savons reconnaître la marque humaine, l’invention. Celui qui n’a fait que copier est méprisé ; l’œuvre d’art se sauve par une pensée neuve, par une volonté novatrice, réformatrice. Les cathédrales affirmaient la paix et la justice, un autre ordre enfin que la nécessité pure. C’est par là qu’elles se font reconnaître. Elles nous rappellent nos devoirs d’homme. Sur quoi l’imagination nous trompe souvent, comme on sait, et nous porte vers tout ce qui est ancien ; mais le jugement esthétique nous redresse et nous dit : « Voilà une copie et une copie de copie ; œuvres d’esclave. Mais voici un éclair de liberté. » Les morts ne nous attirent pas au tombeau, comme les légendes veulent nous le faire croire. Ils nous poussent à vivre, à penser, à réformer, à résister aux forces animales, selon leur exemple. Cette rosace est clairement géométrique ; j’y vois ma destinée de mesureur de cercle et de législateur. Celui qui va aux tombeaux pour y apprendre la haine, la tristesse, la guerre, l’injustice, la mélancolie et le désespoir fait un voyage inutile ; chacun est maître, en ces tristes choses. Au contraire, consolation, espérance, volonté de faire l’avenir, voilà notre piété et notre héritage.