Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/112

Nouvelle Revue Française (1p. 155-156).
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CXII

L’individualisme, qui est le fond du Radicalisme, est attaqué de tous les côtés. Monarchistes et socialistes le méprisent, et les sociologues aussi, au nom d’une science impartiale. Cela vient principalement d’un renversement de perspective dont les sociologues devraient pourtant nous guérir. On a cru longtemps que l’homme primitif était isolé, et qu’il ne connaissait ni les lois ni les mœurs, mais qu’il suivait ses besoins propres, comme on voit que font beaucoup d’animaux. La civilisation ne serait autre chose, alors, que l’histoire des sociétés comme telles ; à mesure que l’homme aurait appris, par nécessité, le respect des contrats et le prix de la fidélité, on aurait vu naître les vertus à proprement parler, la justice, le droit des faibles, la charité, la fraternité. Il ne s’agirait donc que de vivre surtout en citoyen, d’agir et de penser avec les autres, religieusement au sens plein du mot, pour échapper de plus en plus aux destinées animales, et faire le véritable métier d’homme.

On aurait dû réfléchir à ceci qu’il y a des sociétés d’abeilles et de fourmis où les pensées et les actions sont rigoureusement communes, où le salut public est adoré sans calcul et sans hypocrisie, et où nous n’apercevons pourtant ni progrès ni justice, ni charité. Mais, bien mieux, les sociologues ont prouvé, par mille documents concordants, que les hommes primitifs, autant qu’on peut savoir, forment des sociétés avec des castes, des coutumes, des lois, des règlements, des rites, des formalités qui tiennent les individus dans un rigoureux esclavage ; esclavage accepté, bien mieux, religieusement adoré ; mais c’est encore trop peu dire ; l’individu ne se pense pas lui-même ; il ne se sépare pas du tout, ni en pensée ni en action, du groupe social, auquel il est lié comme mon bras est lié à mon corps. Le mot religion exprime même très mal cette pensée rigoureusement commune, ou mieux cette vie rigoureusement commune où le citoyen ne se distingue pas plus de la cité que l’enfant ne se distingue de sa mère pendant qu’elle le porte dans ses flancs. Un penseur a dit : « Comme la bruyère a toujours été lande, l’homme a toujours été société. »

On aurait pu le deviner ; on le sait, c’est encore mieux. Cela fait comprendre la puissance de la religion et des instincts sociaux ; mais aussi que la société la plus fortement nouée repousse de toutes ses forces tout ce qui ressemble à la science, à l’invention, à la conquête des forces, à tout ce qui a assuré la domination de l’homme sur la planète. Et il est très vrai que l’homme, en cet état de dépendance, n’avait point de vices à proprement parler ; mais on peut bien dire que la société les avait tous ; car elle agissait comme une bête sans conscience ; de là des guerres et des sacrifices humains ; une fourmilière humaine, une ruche humaine en somme. Et donc le moteur du progrès a dû être dans quelque révolte de l’individu, dans quelque libre penseur qui fut sans doute brûlé. Or la société est toujours puissante et toujours aveugle. Elle produit toujours la guerre, l’esclavage, la superstition, par son mécanisme propre. Et c’est toujours dans l’individu que l’Humanité se retrouve, toujours dans la Société que la barbarie se retrouve.