Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/111

Nouvelle Revue Française (1p. 153-154).
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CXI

Un canal, avec ses beaux tournants ombragés, ses berges gazonnées, ses écluses bavardes, éveille des sentiments vifs et fait naître une poésie en action, sans doute parce que c’est une œuvre humaine revêtue des parures naturelles. Qui ne s’est arrêté à l’écluse pour considérer cette machine étonnante, simple, puissante, qui élève de marche en marche, par-dessus les collines, un lourd bateau, une maison fleurie, de hardis enfants ? Chacun a désiré ces lents voyages où les moindres bruits courent et rebondissent dans le couloir sonore pendant que le navire, comme disait Virgile, coupe en deux l’image renversée des choses. Les fouets claquent ; les deux chevaux tirent habilement chacun à leur tour ; l’horizon glisse d’heure en heure ; les fleurs et les herbes saluent au passage. Heureux mariniers !

Je suivais ces rêveries à l’heure où les fanaux s’allumaient, et comme la lune à demi-éclairée était déjà presque au sommet du ciel. J’entrai dans cette auberge qui est à côté de l’écluse. Les étains et les tables brillaient ; un chat dormait. Mais bientôt la scène s’anima. La porte battait ; les mariniers entraient, jeunes et vieux ; il y eut des nuages de fumée, une vapeur d’absinthe, des discours en tumulte, un tourbillon de pensées brillantes comme des outils. « Moi, dit un vieil homme, c’est au démarrage que je l’attends ; ne criez point, ne frappez point, laissez-le faire ; c’est là qu’on juge un cheval. » « Six litres, dit un autre, c’est ce qu’il faut à un cheval qui ne travaille pas ; mes chevaux ont trois fois cinq litres chacun, et autant de foin qu’ils en veulent. » « Moi, dit un troisième, quand j’attaque ma cavalerie, je n’ai pas besoin de deux coups de fouet ; ils comprennent tout de suite. »

Il y eut des défis : « Prends mon bateau ; je prends le tien ; et, marche, on verra si tu me suivras comme je t’ai suivi aujourd’hui. » Dans un autre angle : « C’est honteux de laisser des chevaux en pareil état ; et blessés encore par leur collier. » Mais l’autre répondait : « Je ne commande point ; je fais ce qu’on me dit ; je donne ce qu’on me donne ; si l’on me dit de frapper, je frappe. Ma foi les procès sont pour le patron, et c’est juste. » « C’est en Belgique, dit un autre, qu’ils sont sévères ; un seul coup de fouet à la tête d’un cheval, et te voilà pris. » « C’est en Prusse, dit un autre, qu’il faut voir cela ; les gendarmes m’ont fait attendre trois jours pour un cheval blessé à l’épaule. » Ils convinrent qu’en France la police n’était point faite. « Et d’abord, dit un homme à bec d’aigle et à moustaches terribles, on devrait fixer une quantité d’avoine pour un cheval qui travaille ; pas moins de douze litres ; et puis les chevaux blessés au repos ; et ils ne reprendraient pas sans un papier du vétérinaire. » Ce discours fut approuvé. Personne ne parla des hommes ; personne n’y pensait. Quelle puissance dans les spectacles, dans les actions, dans le souvenir ! Âmes royales, faites pour gouverner. Il ne fallait que quelques vapeurs d’absinthe, et ces hommes magnifiques délibéraient sur les droits des chevaux.