Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/110

Nouvelle Revue Française (1p. 152-153).
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CX

Soutenir que la peine de mort ne fait pas peur aux assassins, c’est aller contre le bon sens. Si les punitions peuvent quelque chose, il faut dire que la plus redoutable a plus de puissance que les autres. Allez-vous soutenir que les peines ne peuvent rien contre les délits ? L’expérience répond tous les jours. Les écoliers sont vifs et oublieux ; leur nature les porte à parler, à rire, à se moquer ; quand ils se coalisent, ils redeviennent sauvages, jusqu’à rendre fou parfois l’homme débonnaire qui a charge de leur apprendre l’orthographe. Or chacun sait que quelques punitions un peu dures, pourvu qu’on se garde de pardonner, rétablissent immédiatement l’ordre et la paix. On dresse à coups de fouet les chiens et les chevaux ; pourtant ce sont des bêtes. On dresse même des lions. Or il y a dans tout homme un cheval, un chien, un lion à dompter. Pourquoi voulez-vous que les châtiments ne puissent pas aider la raison ?

Je vois bien ce qui manque à la peine de mort ; c’est justement ce qui explique la puissance du fouet ; c’est le souvenir de la peine, qui se lie si bien, par sa vivacité, au souvenir de la faute que celui qui a été puni une fois ne peut plus penser à la faute sans penser au fouet. Par ce mécanisme, la faute n’est plus aussi attrayante qu’elle était ; le désir est tempéré par la crainte ; voilà pourquoi le chien flaire le rôti sans y toucher. Il est trop clair que la guillotine n’instruit pas ceux qu’elle touche. Cette objection, remarquez-le, vaut contre l’emprisonnement perpétuel aussi.

Seulement il faut voir comment l’homme est fait. Il prévoit plus loin que les animaux, et il est capable d’inventer en prévoyant. De là les passions. L’homme est plus souvent conduit à mal faire par des espérances qu’il se forge, que par un désir bien déterminé éclairé par l’expérience de la veille. L’avarice, l’amour, l’ambition, sont comme des mirages ; on vole, on menace, on tue pour jouir de biens qu’on n’a jamais possédés. Eh bien, la guillotine est un mirage aussi.

Je ne dis pas qu’elle soit puissante à l’instant où le couteau de l’assassin se lève. Elle peut apparaître, et barrer l’avenir, au moment où l’assassin achète le couteau, ou bien quand il va se laisser prendre aux discours des autres, quand il s’enivre de projets, quand il se construit d’avance une vie plus heureuse que celle qu’il a. Je suis sûr que la clémence présidentielle et les discours du ministre de la justice fournissent les arguments les plus forts aux Méphistophélès de carrefour, quand ils cherchent des âmes à acheter. Non qu’ils craignent tant la mort ; on ne peut craindre ce dont on ne peut se faire aucune idée. Mais il y a les jours d’attente, la toilette, et la marche, à l’échafaud. Quand on pèse, en imagination, les profits et les risques, on peut avoir peur de cette peur-là.