Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/114

Nouvelle Revue Française (1p. 157-158).
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Le Traditionalisme est écrasé par l’histoire même. Car personne ne propose, par exemple, de revenir à la torture comme méthode d’instruction criminelle. L’invention de la machine à vapeur a changé les conditions du travail et de l’apprentissage ; l’atelier a grandi, le travail est plus pénible et moins difficile ; allez-vous ressusciter le vieux Compagnonnage ? Il fut un temps où l’ouvrier blessé dans son travail était présumé imprudent ; cela se comprend ; il tenait l’outil dans sa main. Maintenant que courroies et fils électriques courent partout, c’est le patron qui est présumé imprudent. Ces nouveautés naissent de la même source que les plus anciennes traditions. Une invention, quelle qu’elle soit, exprime des conditions réelles, et s’y adapte, sans quoi elle ne vivrait pas un seul moment.

La Révolution Française est l’effet de quelque chose, la suite de quelque chose. Le paradoxe des peuples respectant les rois non parce qu’ils étaient justes, mais parce qu’ils étaient rois, ne tient pas. C’est un effet de l’imagination que de croire ferme à tout ce qui est, et de repousser la critique ; c’est un effet du jugement moral, que de condamner absolument le juge prévaricateur, l’accapareur, le fermier général. La légende de Saint-Louis sous le chêne est belle ; j’y vois déjà l’égalité entre les plaideurs. La fable du Meunier Sans-Souci est belle aussi ; elle exprime que le roi est juge entre deux plaideurs, mais non point entre un plaideur et le roi lui-même. Cette idée vient du fond des âges.

Le christianisme fut une révolution. Peut-on dire qu’elle était sans racines ? Ce fut une explosion du jugement moral contre les puissances d’Imagination. Les dieux païens avaient une longue histoire à montrer ; la Fraternité aussi. Il a fallu traduire les Dieux devant la conscience. Le Protestantisme marque un mouvement de ce genre ; la Révolution aussi ; le Socialisme aussi. Pourquoi prononcez-vous qu’une Révision n’est plus à faire, quand tout change autour de nous par le progrès des sciences et l’évolution de l’Industrie, quand il est clair aussi que l’Imagination se fait toujours des Idoles, et que toute Sagesse s’endort dans la coutume ? N’est-ce pas toute l’histoire, que cette résistance des Puissances Établies ? Penser seulement sous cette idée-là, est-ce humain ? N’est-ce pas plutôt animal ? Les morts gouvernent les vivants, soit. Mais les morts veulent-ils être imités ou continués ? Dans le passé, dans tout homme du passé, il y a soumission et révolte, coutume et invention. Lequel dois-je adorer ? Pourquoi ma piété pour les morts irait-elle toute aux oppresseurs ? Jeanne d’Arc fut-elle si résignée ? Rousseau avait-il moins d’ancêtres que Louis XV ?