Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/102

Nouvelle Revue Française (1p. 141-143).
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Un sophiste m’a dit : « La justice n’est qu’un mot. Il n’y a que des coutumes. La coutume du plus grand nombre est juste tant qu’elle est coutume. Vous ne pouvez pas le nier ; les faits sont contre vous. Vous respectez vos parents ; vous leur assurez, autant qu’il est en vous, une douce vieillesse ; vous dites que cela est juste. Le sauvage fait cuire son père et le mange, afin de loger l’âme paternelle dans un corps plus jeune ; il dit que cela est juste. De même vous dites que la République est juste ; un autre dit que la monarchie est juste. Moi je dis, ce qui est juste c’est ce qui est communément admis ; tout état social, tant qu’il dure, est donc juste. C’est pourquoi je vous conseille, Alain, de ne pas tant vous échauffer sur les principes. »

Sans nous échauffer, examinons donc cet argument, qui traîne partout, l’argument du sauvage qui mange son père. Prenons-le comme un fait, ce sauvage embusqué dans les livres. Qu’est-ce que cela prouverait ? Que l’idée qu’il se fait de la justice, de la vertu et de toutes les choses du même genre, n’est pas si différente de l’idée que nous en avons. Car, remarquez-le bien, s’il mange son vieux père (quel coquin d’enfant), ce n’est pas pour son plaisir qu’il le mange ; s’il le mangeait pour son plaisir, ou par nécessité, il ne dirait plus qu’il agit bien. C’est par raison qu’il mange son vieux père, et afin, comme vous dites, de donner asile en lui-même, dans son propre corps, à l’âme de son vieux père, mal logée maintenant dans un corps décrépit. Or je dis que toute la vertu humaine est là ramassée. Car il s’efforce d’agir par raison, non par passion ; et il dit que cela est juste et louable ; nous disons de même. Nous pensons seulement que ce sauvage se trompe sur ce qui est raisonnable, et qu’en l’instruisant nous pourrions faire de lui un citoyen passable, s’il conservait seulement la belle règle qu’il applique de travers ; agir selon sa pensée, non selon son ventre.

Maintenant que l’argument est par terre, réfléchissons encore une fois à ce sauvage qui mange son père. Est-ce que vous ne trouvez pas ridicules les arguments de cette sorte ? Où a-t-on pris ce sauvage ? Allons-nous régler nos mœurs sur des anecdotes de missionnaire ? Ce ne sont que des récits de récits. Pour bien voir les faits, il faut déjà être un esprit puissant. Les voir, à travers les yeux d’autrui, c’est d’un sot ; c’est à cause de cette méthode-là que nous nous défions des prêtres ; eh bien, défions-nous de l’esprit prêtre, en toutes choses. Je nie donc le fait.

Mais quand j’accorderais le fait, qui donc est assez fort pour remonter des faits aux mœurs, dans un pays où il n’est point né ? Nous promenons un veau gras. L’étranger conclura-t-il bien en disant que nous l’adorons ? Nous avons des maisons de prostitution. L’étranger conclura-t-il bien en disant que cet esclavage nous semble naturel et juste ? Il y a des duels chez nous. Allez-vous conclure que ceux qui se battent en sont encore au jugement de Dieu ? Non. Je laisse tous ces récits sur les sauvages aux historiens payés par les riches. Et si les riches ne peuvent rouler tranquillement dans leurs autos sans s’être endormis d’histoire comme d’un opium, je les plains. Ils paient leur luxe plus cher qu’il ne vaut.