Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/101

Nouvelle Revue Française (1p. 140-141).
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Le droit a deux espèces de défenseurs, ceux qui le respectent et ceux qui le méprisent. Depuis qu’il y a des sociétés humaines, il s’est rencontré, en tout temps, quelques sages qui ont défini le droit comme la loi idéale qui régnerait dans une cité d’êtres raisonnables. Puis, jetant les yeux sur la cité réelle, autour d’eux, ils ont eu bien de la peine à distinguer, dans cette mêlée de désirs et de haines, une espèce d’ombre du droit. Aussi ils ont gémi. Et d’autres gémiront encore dans l’avenir.

Pendant ce temps-là, les brutes sanguinaires mettaient, par nécessité, un peu d’ordre dans leurs batailles, formaient des alliances durables, tenaient leurs serments, afin d’être plus forts, et se sacrifiaient à leur patrie, afin de conquérir la patrie du voisin. Ainsi la vertu naissait là où on ne l’attendait guère, en vertu des axiomes : l’union fait la force ; la fidélité fait l’union ; la fidélité suppose l’oubli de soi.

Chose étrange, les hommes n’étaient capables d’être injustes à l’égard de l’étranger qu’à la condition d’être justes entre eux. Les Romains ne furent de puissants conquérants que parce qu’ils se dévouaient à l’œuvre commune et observaient religieusement leur loi. C’est pourquoi leur violence portait leur droit en croupe ; et l’on peut dire qu’ils apportaient au bout de leurs piques une espèce de justice.

Ainsi, par le jeu des forces brutales, les hommes devenaient plus vertueux ; ils apprenaient l’art de la paix en même temps que l’art de la guerre. Ce fut ainsi toujours, et ce sera ainsi toujours ; le plus juste des peuples, à nombre égal, sera aussi le plus fort. Les hommes violeront le droit, mais à la condition de le respecter d’abord. Les cités adoreront une Sagesse brutale, une Minerve armée en guerre. Et c’est ce phénomène étrange et nécessaire que j’appelle le Progrès. Voilà pourquoi je crois que le règne du Droit arrivera : la justice et la Force nous y poussent.