Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/100

Nouvelle Revue Française (1p. 139-140).
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C

Le Droit et la Force ne s’opposent point ; ce sont deux notions distinctes. Lorsqu’un garçon plus âgé et plus fort qu’un autre lui prend ses billes, en apparence il anéantit le droit de l’autre ; mais ce n’est qu’en apparence ; ce coup de force ne change rien au droit ; le jeune bandit est possesseur des billes ; il n’en est pas le propriétaire. Si maintenant un frère aîné prend la défense de son frère et lui rend ses billes après avoir rossé le petit voleur, les choses sont remises dans l’ordre ; mais l’ordre lui-même n’avait pas été touché ; il était toujours vrai que les billes appartenaient au plus faible.

Le droit est une opinion, un jugement, une pensée. Les batailles pour et contre un droit sont des batailles de thèses et d’arguments, en présence d’un arbitre qui décidera. Il faut alors des raisons, non des coups de poing. À quoi on objecte souvent la prescription, d’après laquelle trente ans de possession non contestée donnent un droit de propriété. Mais remarquez bien que ce n’est pas la force qui fonde cette occupation ; il ne s’agit pas d’une possession maintenue par tous moyens, mais d’une possession publique non contestée ; c’est cette absence de réclamation qui fonde le droit. On suppose que si, durant trente années, aucun homme n’a eu un semblant de raison à opposer au possesseur devant le juge, ceux qui surgiraient dans la suite n’apporteraient que des revendications impossibles à vérifier. Ce n’est donc pas la possession victorieuse qui crée le droit, mais la possession non attaquée par arguments et raisons.

On dit souvent aussi que le droit du premier occupant résulte de la conquête et de la force. Mais ici la confusion des idées se fait voir en bonne lumière. Car le premier occupant n’est pas plus fort qu’un autre ou que dix autres. Au contraire, par la nature des choses, celui qui occupe et cultive est plus faible que celui qui le menace, et qui n’a que la guerre pour industrie. Et puis il s’agit d’un droit, c’est-à-dire d’une opinion, d’un jugement ; sans quoi le premier occupant n’aurait de droit qu’autant qu’il pourrait se maintenir par la force. Et, comme dit Jean-Jacques, le droit n’ajouterait rien, le droit ne signifierait rien. Le droit de l’occupant suppose qu’un arbitre a décidé, par raisons, que l’occupation était bien réelle, marquée par des travaux et des clôtures, affermie par la coutume et l’usage, c’est-à-dire par une expérience déjà longue ; et par ces raisons, après débats, il est décidé et déclaré, d’un commun accord, que cette possession est approuvée et désormais garantie, entendez par là que tout nouvel opposant devra apporter une nouvelle raison. Ainsi, ce que je puis revendiquer sous le nom de droit, c’est une approbation loyale, conforme à des promesses. Et ce qui va contre le droit c’est la duplicité, la mauvaise foi, le mensonge. On attaque un droit en le contestant devant arbitre ; on le viole par négations de mauvaise foi, par faux serments, par faux témoignages. Mais la force par elle-même n’est que grande ou petite ; irrésistible, contenue par une autre, ou écrasée. Sans erreur possible. Une pierre qui roule ne se trompe point ; elle écrase ce qu’elle écrase.