Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/103

Nouvelle Revue Française (1p. 143-144).
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CIII

Le Sophiste est revenu à la charge. Il m’a dit : « Ce qui est est ; ce qui n’est pas n’est pas. Moi je prétends régler mes actions sur ce qui est, et que tout homme en doit faire autant, s’il n’est pas un peu fou. Quand le charron fait une voiture, il la fait avec le bois qu’il a et avec le fer qu’il a. Pour tout dire, ce sont les faits qui règlent tout, et la morale comme le reste. Cela serait évident pour vous si vous n’étiez, sans le savoir, empoisonné de théologie. Car votre Justice Idéale, ce n’est pas autre chose qu’un Dieu masqué. Je dis donc qu’il y a une justice monarchique, comme il y a une justice républicaine ; et que la meilleure c’est celle qui existe et qui dure. »

« Et c’est par là, lui dis-je, que vous justifierez aussi n’importe quel pape, tant qu’il est pape, et n’importe quel bûcher, tant qu’il brûle. Car, c’est une chose remarquable, quand un homme ne croit plus à la Justice, il croit à tout le reste ; l’Église est le refuge des athées. Mais ne secouez point la tête ; je ne vais pas vous donner des injures pour des raisons. Je reprends votre exemple. Quand un charron fait une roue, il la fait aussi ronde qu’il peut. Si je lui demande ce que c’est que rond, il me répondra que le rond est ce en quoi toutes les distances sont égales à partir d’un centre. Et que, en faisant sa roue, il pense à la faire ronde le mieux qu’il peut, c’est-à-dire, approchant le plus qu’il se peut de cette égalité des distances à partir d’un centre. Et plus la roue approchera de ce rond parfait, mieux elle sera roue. »

« Mais, dit le sophiste, c’est qu’il a remarqué que la roue la plus ronde est aussi celle qui roule mieux, qui secoue le moins la voiture, qui s’use le moins, qui supporte les plus gros poids. C’est l’expérience qui l’a instruit. »

« Eh, lui dis-je, qui en doute ? Toujours est-il qu’il a l’idée d’un rond parfait, et qu’il sait très bien ce que c’est. En sorte que c’est sur ce rond parfait qu’il tourne ses yeux, comme sur un modèle, pendant qu’il fait sa roue. Or, c’est là que je veux en venir, mon cher ; ce rond parfait n’existe pas et n’existera jamais ; c’est ce que j’appelle une Idée. Les hommes ont des Idées. Ils sont ainsi ; il faut les prendre comme ils sont. Le chien de chasse a de longues oreilles qui pendent ; le bœuf a un sabot coupé en deux ; le cheval en a un d’une seule pièce ; l’homme a des Idées ; il est même, autant qu’on peut savoir, le seul animal qui ait des Idées. L’histoire des Sciences n’est que l’histoire d’Idées ainsi laborieusement formées, d’où sont sorties toutes ces Inventions qui font que l’homme règne sur cette planète. »

« Eh bien, mon cher, dis-je au Sophiste pour finir, si vous espérez qu’il va renoncer à ces merveilleux outils justement quand il a à inventer une cité habitable, vous vous trompez. Comme il y a eu des roues plus ou moins grossières, qui grinçaient de cahot en cahot, ainsi il y a eu de grossières justices, justes en un sens, injustes en un autre ; d’où quelques sages ont cherché quel genre d’égalité pourrait les rendre plus justes, et tout à fait justes. Et, par exemple, ayant aperçu qu’un contrat était rendu plus injuste par l’ignorance, ou la faiblesse d’une des parties contractantes, ils ont formé l’idée d’un contrat juste, défini par l’égalité des connaissances et des forces ; et, depuis, ils ont les yeux fixés sur ce contrat parfait, qui n’existe pas, qui n’existera jamais ; et ils le prennent comme modèle, disant hardiment : l’esclavage était injuste, le servage était injuste et autres propos. Mon cher, vous qui aimez à bien décrire, quand vous décrirez l’animal humain, n’oubliez pas l’Idée. Voilà la griffe de l’homme, et son rugissement. »