Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/091

Nouvelle Revue Française (1p. 127-128).
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Un professeur me disait hier, en levant les bras au ciel : « Tout s’en va. Je me mettais à lire du Platon devant des élèves de premier choix, et destinés eux-mêmes à l’enseignement des belles-lettres ; et comme j’expliquais, à mon ordinaire, le français par le grec, parce que le grec est plus nu et fort et rustique, je me rappelai, à quelques mines étonnées, qu’un bon nombre d’entre eux n’avaient jamais appris le grec. Des barbares, enfin. »

Il était un peu ridicule, j’en conviens. Car les mots n’importent pas tant qu’on ne puisse forger une traduction de Platon, peut-être un peu raboteuse, mais qui, avec les gestes et l’intonation, portera tout de même cette pensée directe et jeune. Et pour ma part j’ai souvent remercié Platon de ce qu’il donnait des contours plus nets et une marche aussi plus naturelle à mon style français. Et puis les «  Allemands » auront Gœthe, Kant, Hegel ; les « Anglais » auront Carlyle ou Emerson. Tous liront Descartes, Renouvier, Cournot, s’ils y ont goût. Enfin je crois que tous les programmes sont bons si on les prend de bonne humeur, et mauvais si l’on récrimine.

Mais, dans le fond, je regrette pourtant qu’on ait exilé le grec de Platon. Pourquoi ? Parce que la pensée chrétienne ne nous tient que trop. Descartes est à moitié théologien ; d’autres modernes, comme Renouvier, s’efforcent contre l’esprit clérical ce qui est encore une manière d’en rendre l’empreinte, comme le moule représente l’objet, creux pour relief, relief pour creux. Ce n’est pas mortel ; notre monde laïque est né de théologie, et finira par dominer toute théologie. Mais, enfin, nous trouvons dans les anciens une pensée qui a grandi autrement en partant d’autres rêves, moins abstraits, moins trompeurs ; les dieux du paganisme n’ont jamais eu apparence de raison. Et il est bon de savoir, par lecture familière, qu’un Platon s’est élevé à la grandeur morale sans reproche, à la forte dialectique, à la grande poésie, par la seule puissance d’une Raison qui ne devait aucun respect à une foi quelconque ; ici la religion a pris sans effort la forme d’un mythe, illustrant seulement les preuves, au lieu d’accoutumer aux arguments de prédicateur, comme il arrive chez nous.

D’où j’ai remarqué que des esprits cultivés, et d’ailleurs suivant la messe avec application, étaient néanmoins païens dans les discours et dans les discussions, par la force de cet esprit laïque de Platon, d’Aristote, de Marc-Aurèle, de Sénèque, dont ils s’étaient nourris sur les bancs. Par la décadence de cette forte culture, peut-être verrons-nous et voyons-nous déjà des athées qui raisonneront en théologiens, parce qu’ils ne savent forger que cette raison pesante, chargée de trop d’amour, de trop de haine, de trop de crainte. Il y a un sérieux qui appuie trop sur l’outil, et qui marque l’esprit moderne, dès qu’il laisse le badinage. Mais la grâce de la raison libre est chez les anciens seulement, et un peu chez ceux qui en sont nourris. J’aime le sourire de Platon.